Peeter Heyns: Miroir des vefves. Holoferne et Iudith. Haarlem, 1596.
Uitgegeven door Paula Koning.
Red. dr. A.J.E. Harmsen, Universiteit Leiden.
Ceneton036362Facsimile bij Ursicula
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[
p. 1]

LE
MIROIR DES
VEFVES.

Tragedie sacrée d’Holoferne &
Iudith.

Representant, parmi les troubles de ce monde,
la pieté d’une vraye Vefve, & la cu-
riosité d’une follastre.


Exhibée & mise en lumiere par M. PIERRE
HEYNS, au Laurier.

[Vignet: JHWH // Sic itur ad astra]

Imprimé à Harlem, par Gilles Romain,
––––––––––––––––––––––––––––––––––––
Pour ZACHARIE HEYNS, Libraire à l’enseigne
des trois Vertus, à AMSTERDAM, 1596.



[p. 2]

1. Tim. 5. 5.

        La vraye Vefve en Dieu met son amour,
    D’un ferme espoir le priant nuict & jour:
    Mais la mondaine adonnee à tous vices
    Est morte en Christ vivant en ses delices.




[p. 3]

 

A TRESHONNESTE ET
    VERTUEUSE DAMOISELLE,
    MADAMOISELLE VAN NISPEN,
    Vefve de feu Monsieur Hooftman de
    loüable memoire.


MADAMOISELLE treshonnorée, il y a long temps que j’ay fort desiré de faire paroistre publiquement, l’affection & respect que je vous porte, & porteray à jamais, en recognoissance de l’honneur & faveur que nous (je dy, moy & les miens) avons receu de vous en plusieurs endroits, tant en Anvers (nostre bien chere Patrie) qu’en Alemaigne, Oostlande & ailleurs, où nous nous sommes entretrouvez: Et pensant à part moy, comment je le pourroye faire honnestement en vous agreant, je me suis advisé de vous dedier une des Comedies ou Tragedies, joüées, il y a quelques années, par les disciples de nostre Escole, au nombre desquelles furent aussi mes Damoiselles voz cheres filles, A la requeste de qui vous feistes faire par une honneste liberalité, qui vous est comme naturelle, quelques habillemens de soye, pour accoustrer certains personnages desdites Comedies. Et à qui la pourroy-je aussi mieux adresser, qu’à celle que je cognoy de long temps, vraye amatrice de toute honneste recreation, & par consequent de la Comedie & Tragedie grave & modeste, comme sont celles dont nous venons de parler. Or estant l’an passé solicité bien instamment par quelques miens amis, amateurs de la vertu, de mettre en lumiere, à l’edification du sexe feminin, celle des Mesnageres, comme [p. 4] je fis aussi, je me resolu alors de publier à vostre honneur la Tragedie d’Holoferne & Iudith, laquelle je jugeay entre les autres mieux vous convenir: en premier lieu, par ce qu’elle traicte de la vraye Viduïté, auquel estat vous avez desja esté l’espace de quinze ans, bien qu’à vostre grand regret, pour avoir perdu un tant homme de bien, que fust d’heureuse memoire, le Sr Hooftman, vostre feu mari. En apres, pour ce que vous printes si grand plaisir à la veoir representer, comme souvent ay entendu, & mesmes de vostre propre bouche. Dont m’asseure fermement, que vous ne prendrez moindre plaisir à la feuilletter & remirer quelque fois à part vous. Ie vous la dedie & consacre donc maintenant d’une affection sincere & entiere, vous priant la recevoir de la pareille, comme je n’en doute aucunement. Et à tant, Madamoiselle, me recommanderay à la continuation de voz bonnes graces, suppliant Dieu vous eslargir tant les siennes, qu’en decevant & surmontant le cruel Holoferne (je dy ce Lyon rugissant, qui tasche jour & nuict à devorer les fidelles) vous puissiez en Iudith, avecques tous les vostres, chanter à jamais le Cantique d’eternelle louange. Ainsi soit-il.
    De Harlem, ce premier de May, 1596.

                        Vostre treshumble & bien-affectionné
                            serviteur & amy,


                                    PIERRE HEYNS.



[p. 5]

AUX LECTRICES.

IL me souvient bien, mes Dames treshonnestes & vertueuses, de vous avoir promis, que je vous feroye veoir bien-tost, la saincte Tragedie d’ Holoferne & Iudith: Ie dy le Miroir des Vefves, pour vous y mirer deuëment, & veoir les singulieres graces de Dieu qu’il espand sur les Vefves qui se comportent en sa sainte crainte, au bien d’une Commune: Le voicy donques à vostre commandement, Recevez-le comme vous avez fait celuy des Mesnageres, & le mettez aussi en vos Cabinets. Principalement vous Vefves solitaires & desolées, qui avez le temps propice pour ce faire, d’autant qu’il vous convient de vous tenir à recoy & rencloses en voz chambres secretes, & vous y verrez clairement si vostre maintien & condition ressemble à celle de la Vefve mondaine (la curiosité & garrulité de laquelle, toute femme honneste doit fuir comme peste & poison) ou bien si vostre comportement & vie se rapporte à celle de la virile Iudith, laquelle doit estre imitée de toute Vefve vrayement Chrestienne & Religieuse.
Or Dieu vous en face la grace, mes Dames, afin
qu’à la gloire du Seigneur & l’edification
de son Eglise, vous puissiez icy vivre
en repos, & avoir au siecle adve-
nir le salut eternel.
Ainsi soit-il.



[p. 6]

 

LES  PERSONNAGES.

1.
2.
Histoire.
Docilité.
}Prologue.
3.
4.
5.
5.
6.
7.
8.
10.
Vefve mondaine.
Curiosité.
Fama.
Garrulité.
Dame noble.
Matrone rustique.
Abra, servante de Iudith.
Diffidence.
11.

Superiorité ac-
compagnée de
{
{
{
Experience.
Prudence.
Autorité.
Religion.
Police.
Iustice.
}
}
}
Personnages
muets.
12.

Commune, ac-
compagnée de
{
{
{
Temerité.
Inconstance.
Sedition.
Confusion.
Ruïne.
}
}
}
Personnages
muets.
13.
14.
15.
16.
Iudith.
Pallaca Holoferni.
Achior.
Allegorie, & Docilité. Epilogue ou Conclusion.



[p. 7]

PROLOGUE OU AVANT-PROPOS.

Docilité.     Histoire.

BIEN vous soit, honnorable Maistresse de vie, Miroir des aages, & tresor de sagesse. Vous estes celle qui avant le temps, illumine & addresse la jeunesse indiscrete & volage à une meure prudence: Et qui recrée la vieillesse chetive & triste, d’une recreation vertueuse & plaisante. Dites moy, je vous prie, ô Princesse alaigre, ydoine & salutaire, qu’est-ce qui vous amene en ceste assemblée? Ne seroit-ce pas pour s’ayder icy de vous? & donner au peuple une edification recreative?
Histoire.
    C’est cela ma fille.
Docilité.
    Vous estes vrayement autant prompte que prouffitable, au service de ceux qui demandent vostre conversation. Ie l’experimente journellement: Mais j’estoye venuë icy, pensant veoir une Comedie moralle, & sera elle donc Historialle?
Histoire.
    Ouy.
Docilité.
    Mais quelle? spirituelle ou mondaine?
Histoire.
    Et l’une & l’autre.
Docilité.
    Comment cela?
[p. 8]
Histoire.
    L’Escriture, dont elle est tirée, est spirituelle, comme aussi est le ministere de la nation Iudaïque dont elle traite en partie, & en partie du peuple Gentil & de ses guerres cruelles, qui est une matiere temporelle & mondaine.
Docilité.
    Quel en est le discours?
Histoire.
    De Iudith: De Bethulie: de la puissance, & mort d’Holoferne: Aussi de l’assiegement, de l’oppression, de la necessité, & delivrance merveilleuse d’icelle Cité: Finalement d’une Vefve chaste & virile craignant Dieu avec une ferme confiance.
Docilité.
    Quel enseignement en pourra-on tirer.
Histoire.
    De fuïr le vice & ensuivre la vertu.
Docilité.
    Quels vices & pechez evitables seront par icelle representez?
Histoire.
    L’iniquité des Roys: L’outrecuidance, la vantise & cruauté des Vice-Roys, Colonnels & Capitaines: le blaspheme des incredules: la deffiance envers Dieu, l’inconstance & l’ingratitude du commun peuple. En outre l’oisiveté, l’impudicité & la garrulité des jeusnes vefves mondaines.
Docilité.
    Quelles sont les vertus imitables, qu’on en pourra apprendre?
Histoire.
    L’utilité de la tentation: la necessité en laquelle tombent ceux-là qui en delices oublient le Seigneur ; L’office du Magistrat en temps divers & perilleux: [p. 9] La soigneuse vigilance d’iceluy au proufit de la Commune: & le vray ornement d’une vefve vertueuse: nommément fiance en Dieu, chasteté, sobrieté, solitude, diligence, prudence, honnesteté, & une amour zelée de l’honneur de Dieu, & du bien d’un chascun. Dequoy la saincte personne de Iudith servira à tous d’un miroir exemplaire.
Docilité.
    Ce sont vrayement choses serieuses & bonnes. Comment est-ce qu’on les pourra veoir & ouïr à sa plus grande edification?
Histoire.
    C’est bien demandé cela. Il faudra d’une part jetter ententivement l’oeil sur le vice punissable, vilainie ignominieuse & ruïne terrible que le peché a en soy, & dont il guerdonne infailliblement ses serviteurs avec honte, tourment & desolation. Ce faisant, on apprendra à haïr pertinemment le peché vicieux, puis à le combattre comme ennemy, & finalement, Dieu aydant, à le vaincre vaillamment: D’autre part, il conviendra ficher vivement son regard sur le maintien, beauté, bonté, & dignité excellente de la noble vertu, qui tousiours recompense ses amis: d’un plaisir sainct, d’un vray honneur, & d’une beatitude perdurable. Par ainsi on viendra à l’aymer, desirer & cercher en toute diligence, y parvenant à la fin par la divine grace. Voyla comment le tout sert à eviter le vice & à imiter la vertu. Qui est ores celuy qui ne fuït avecques frayeur la chose qu’il cognoit luy estre dommageable & perilleuse comme un ennemy mortel? Qui est-ce aussi qui ne tasche affectueusement d’avoir ce qu’il entend luy estre comme un vray amy tres bon, utile & prouffitable? Considerez cecy, & y prenez soigneusement garde en ceste sacrée Tragedie, laquelle, comme j’apperçoy, on va bien tost commencer. Retirons-nous donc. Et vous treshonnorables, [p. 10] nobles, sages & prudents auditeurs, pourrez ouïr & veoir ceste Tragedie historiale avec edification & fruict, si vous imitez & mettez en oeuvre ce qu’en paroles je vien d’enseigner à ceste jeune fille. Car on doit ouïr pour entendre, & entendre à fin de practiquer. Oyez doncques, entendez & faites ce qui est bon.
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L’ACTE PREMIER CONTIENT
OCCASION ET BRUIT DE GUERRE.

Scene premiere, de l’Acte premier.

Vefve mondaine.

ON dit communement, & si le trouve maintenant estre vray par experience, que malheureuse est celle qui se trouve seullette. Si elle tombe, il n’y a aucun qui luy tende la main: & si elle a froid, personne ne la rechauffe. L’Eternel entendoit bien cela, quand il dit: Il n’est pas bon que l’homme soit seul, je luy feray une ayde. I’en avoye une helas! Ie dy un mary bening & amiable. Las il est mort! mais pour cela ma nature n’est pas mortifiée. Non certes, car je la sen journellement donner à mon corps oisif (se baignant à souhait en plaisirs & delices, à cause de la grande succession dont je vien à jouïr) plusieurs assauts dangereux: d’une part de folles cogitations, & d’autre costé de persuasions vaines, qui quelque fois me rendent toute vaincuë & transportée d’affection. Parquoy je m’ennuye desormais d’ainsi demeurer solitaire au logis. Si je ne sors de la maison, je ne suis veuë de personne. N’est-ce point là donner [
p. 11] occasion*aux jeunes amoureux, de presumer & dire, que je vueille mourir vefve? Mais non vrayement, cela n’est pas mon intention. Ie n’ay à present que faire à l’hostel, & si n’ay point les habillemens tant simples, que je m’en doive hontir. Ie ne suis pas aussi des moins gratieuses, selon la representation du miroir, & puis mes ans sont encores de si petit nombre, que je ne doy estre contée entre les vefves. Ce qui me cause une envie bien grande de m’aller un petit pourmener, pour entendre ce qui se passe, & en deviser avec quelqu’un. Cecy donc ne me permet demeurer plus longuement enclose en ceste solitude chagrineuse, comme en une prison volontaire. Personne ne m’y vient veoir, au moins nuls jeunes hommes, la visitation desquels j’ayme sur toute chose. I’en oy aussi tresvolontiers parler, ma Commere Curiosité. Laquelle je vien cercher icy,*& m’esbahy bien que je ne la trouve pas, veu qu’environ ceste heure elle est accoustumée d’estre à la porte.



Scene seconde, de l’Acte premier.

Curiosité.  Vefve mondaine.

Estes vous là ma Commere? Ie cuidoye bien y devoir trouver une autre devant vous.
Vefve mondaine.
    Et qui, je vous prie Commere?
Curiosité.
    Nostre compaigne Fama, qui a des terribles nouvelles.
Vefve mondaine.
    Quelles? bonnes ou mauvaises?
Curiosité.
    Bonnes? Helas non! mais les pires.
[p. 12]
Vefve mondaine.
    C’est doncques merveille, qu’elle tarde tant à venir.
Curiosité.
    Pourquoy cela?
Vefve mondaine.
    Quoy! ne cognoissez vous pas son naturel? Iamais ne marche plus legerement, que quand elle est chargée de mauvaises nouvelles. Voila qu’elle vient & à grand erre. Nul ne la pourroit devancer quand elle a quel que martel en teste.



Scene troisiesme, de l’Acte premier.

Curiosité.  Fama.  Vefve mondaine.

IE n’eusse jamais pensé compagne m’amie, d’avoir esté icy devant vous.
Fama.
    Ce n’est pas merveille: Tout le monde m’arrestoit, & me demandoit quelles nouvelles? Ce qui a retardé ma venuë. Et si je n’eusse abregé ma response, je ne fusse encore icy de long temps.
Curiosité.
    Ie vous en croy, mais il ne faut rien celer aux âmis, Fama m’amie. Racontez nous donc par le menu tout se qui se passe.
Fama.
    Cela pourroy-je bien faire, si nous avions la paix. Mais maintenant chascun iour, voire chascune heure, nous livre plus de matiere qu’on n’en sçauroit reciter en un mois. De sorte que si ie ne racontoye le tout en bloc, l’aleine me faudroit.
Vefve mondaine.
    Dites nous donc en somme, les choses principales.
[p. 13]
Fama.
    Tresvolontiers mes cheres mignonnes: Vous avez bien entendu que Nabuchodonosor, Roy des Assyriens, a vaincu le puissant Roy des Medes?
Vefve mondaine.
    Non sans grand estonnement.*
Fama.
    Ceste heureuse victoire a tant enflé d’orgueil, le superbe coeur de ce Roy hautain & glorieux, qu’il a tout incontinent deliberé de subjuguer tous les Roys de la terre universelle, de changer leurs Loix, de prophaner leurs Temples & ceremonies, & se faire adorer comme Dieu par dessus tous. Cecy arresté, il envoya promptement ses Ambassadeurs à toutes les Provinces & Princes d’icelles. Mais iceux le desdaignerent & refuserent sa demande. Alors Nabuchodonosor irrité, fist assembler son conseil, & leur declara l’intention qu’il avoit de dominer & commander à tout le monde. Cecy pleut à ses Estats ambitieux & Conseilliers avaricieux, ne cerchans rien plus que de pouvoir espuiser les richesses desdites Provinces. Sur lesquelles ils avoyent les yeux fichez, tout ainsi que le Vaultour sur la proye. Ce qui les fist grandement louër son entreprinse. Pour laquelle executer, il manda Holoferne, & le constitua Chef & General d’une armée si puissante, que peu s’est ouy de semblable. Car il a sous luy six vingts mille pietons, & douze mille Archiers à cheval, des chariots sans nombre pour mener le bagage, une infinité de boeufs, brebis & bleds, pour leurs vivres, avec une indicible quantité d’or des Finances du Roy.
Vefve mondaine.
    I’oy d’un exercite espouventable.
Curiosité.
    Vers où avoit-il la teste?
[p. 14]
Fama.
    Tout premierement, il costoya la Cilice, & y couvrit la terre de la multitude de ses pietons, chevaucheurs, chariots & bagages, comme d’un nombre infini de sautereaux nuisibles.
Curiosité.
    Que fist-il là?
Fama.
    Il destruisit & ruïna tout ce qu’il y trouva. Il donna l’assaut aux villes fortes, les gaigna, pilla, saccagea & brusla. Il mit en pieces & au fil de l’espée, tous ceux qui luy resisterent, & emmena le reste captif comme povres esclaves.
Curiosité.
    Helas! Et du povre & desarmé plat-pays, qu’en fust il?
Fama.
    C’estoit au temps de la moisson. Il brusla les bleds sur les champs, fist couper les arbres & vignobles, mit les villages & hameaux en feu & flamme. Butina tout leur bestail, boeufs, vaches, chameaux & brebis, & fist tomber une telle crainte & frayeur sur tous les habitans, que personne ne sçeut où se cacher.



Scene quatriesme, de l’Acte premier.

Garrulité. Vefve. Fama. Curiosité.

ET bien Commerettes, estes vous si tost icy toutes ensemble? I’avoye bien pensé d’y estre la premiere, & i’y suis la derniere, par une jasarde qui m’a trop long temps entretenuë. Il y a des nouvelles à ce que j’enten, & me tarde beaucoup, que ie ne les sache.
Vefve.
    Tout beau, vous les sçaurez assez tost: car il n’y a [p. 15] delectation, n’alaigresse aucune. On ne parle que de Gens-d’armes, de pilleries, & d’un terrible degast de païs & d’hommes. Quant à moy, i’aimeroy mieux ouïr parler d’amourrettes, de banquets, & de multiplication d’hommes. Quel plaisir y a il en ces malheureuses nouvelles?
Garrulité.
    Entendre le mal d’autruy, allege souvent l’affliction des affligez: car la tristesse commune, comme on dit, donne soulagement. Fama, chere compaigne, passez outre, i’ay grand envie de vous ouïr.
Fama.
    Mais vous sçaurez vous bien taire pour m’escouter?
Garrulité.
    Ne feroye point?
Fama.
    I’en doubte. Ceste peur, cheres Compaignes, estoit si extreme és Princes, Provinces, & villes de là entour.
Garrulité.
    Quelle peur, Compaigne?
Fama.*
    Cestes-cy le vous diront bien. La peur, di-ie, estoit si grande, qu’ils envoyerent leurs Ambassadeurs à Holoferne, & luy presenterent leurs païs, leurs villes & leur avoir: voire leur entiere liberté, & tout ce qu’ils avoyent, se monstrants prests de luy obeïr en tout & par tout, à fin de pouvoir seulement eschapper son ire, & sauver leur vie miserable.
Garrulité.
    De quelles gens parle nostre Compaigne?
Fama.
    Ne l’avoy-ie pas bien dit? Taisez vous, & m’escoutez. Cestes-cy le vous diront bien par apres.
Garrulité.
    Mais qu’y puis-je entendre, si ie ne sçay cela?
[p. 16]
Fama.
    O combien difficile vous est le taire ma Compagne! Toutesfois je vous aime bien, & mesmes à cause de cela. Ie parle du peuple de Mesopotamie, de Lybie, de Cilice, & autres de là entour. Ces peuples furent saisis d’une peur tant effroyable, & d’une crainte si coüarde, qu’ils allerent au devant d’Holoferne, & mesmes leurs Souverains & Principaux d’icelles contrées, & le receurent avec couronnes, flambeaux, tabourins, chants & danses.
Garrulité.
    O joye dissimulée! mais qui est cest Holoferne, Compagne?
Fama.
    C’est le vice-Roy & General de l’armée. Laissez moy poursuivre mon propos.
Garrulité.
    Mais laissez moy demander premierement: Comment leur en print il?
Fama.
    Comme il en doit prendre à gens peureux, lasches, effeminez, & sans armes, à sçavoir, vilainement & malheureusement. Car leur supplier feminin ne peut jamais amollir son courage felon & sanguinaire.
Garrulité.
    Que fit il donc?
Fama.
    Il leur bailla de belles paroles: & leur promit mons & merveilles, mais il n’en tint rien, & ne fit comte de sa foy donnée, ne de sa promesse, chartre, ne seau. Il trempa son glaive au sang des Nobles, ruïna les puissantes villes, demolit leurs temples & autels, & bastit chasteaux, citadelles & forteresses, qui luy servoyent de ferre-bouches, de grillons & pieges ennuyeux, voire d’un insupportable joug de servitude perpe- [p. 17] tuelle & tyrannie implacable aux espaules miserables de ces peuples malheureux.
Vefve.
    Il me semble, à vray dire, que nous nous rendons nous mesmes malheureuses à nostre escient, en escoutant & jasant de choses si perverses. Qu’avons nous, je vous prie, à faire de si horribles nouvelles? Et quel plaisir nous est-ce de dire mal de gens incogneus? des Assyriens? d’un Holoferne que nous ne vismes jamais? N’y a-il personne entre les nostres, de qui l’on pourroit (quand on y prendroit plaisir) raconter choses meschantes à nostre propre louange, & choses viles à nostre honneur?
Garrulité.
    Ie vous promets qu’ouy, Commere: & j’en suis des vostres.
Vefve.
    Ie cognoy icy en la ville une vefve si bigotte, qu’elle creve d’hypocrisie. Il n’y a oeuf si plein de glaire, qu’elle est pleine de feintise & simulation.
Garrulité.
    I’oseroye gager qui c’est.
Vefve.
    Il m’a fallu pour l’amour d’elle ouïr n’agueres de mon Oncle une bien longue predication: Il prisa ceste Iudith tant & plus, & la dit estre une mesnagere bonne, chaste, coye, diligente & craignante Dieu. Ne se portant autre envers moy, que si je fusse la plus grande jasarde, babillarde & vagabonde de toute la ville. Et quoy? Ceste belle dame Iudith est-elle maintenant une Deësse tant parfaite & accomplie.
Garrulité.
    Aucuns l’estiment telle, ma Commere.
Vefve.
    C’est bien dit, estiment. Si vous en vouliez toutes [p. 18] trois parler à droit, j’estime qu’on entendroit bien-autre chose de ceste trenche-dame, de sorte que chascun auroit plus d’occasion de la mespriser, que de la priser.
Curiosité.
    C’est du coq à l’asne, ma Commere. Si est-ce qu’il me faut dire cecy de Iudith, c’est que j’estimoye jadis (comme vous faites à present) toute sa vie & conversation une pure hypocrisie, mais apres m’avoir enquesté de bien pres (selon mon naturel que bien cognoissez) de tout son faire & dire, je cogneus en verité qu’elle craind le Seigneur, jeusne continuellement, se vest d’une haire, & se tient tousiours comme enfermée avec ses servantes en son cabinet secret, là où elle n’est aussi jamais oyseuse.
Fama.
    A vous toutes, cheres Compaignes, est assez notoire (pour en dire mon opinion) que la vertu de ma trompette sonne & retentit tellement és oreilles curieuses, que mille & mille langues en sçavent à parler. Et si sçavez en outre, qu’il n’y a personne qui plus que moy frequente les lieux, pour secrets qu’ils soyent, où l’on dispute des choses humaines, & toutesfois me convient confesser, qu’en jour de ma vie je n’entendy d’aucun, ne personne de moy, mot ne mottelet, qui avec la moindre apparence de verité peust tendre à son deshonneur.
Vefve.
    Vous n’en oseriez dire autant de moy, Fama m’amie, encores que nous soyons si bonnes compaignes.
Fama.
    Est-ce merveille que cela? Elle se taist tousiours des fautes d’autruy, mais vous jamais. Elle est tousjours occupée en chose utile, mais vous jamais. Elle est tousiours contemplative & veillante à Dieu, à soy-mesme, & à la vraye vertu, mais vous jamais: Iugez maintenant vous-mesme, Compaigne, si la [p. 19] faute est à vous ou à moy, que sa renommée est bonne, & la vostre mauvaise.
Curiosité.
    Vrayement ma Commere, pour y adiouster aussi le mien, ie cognoy fort bien & Iudith & vous: Quelle chose fuït elle plus que compaignie d’hommes, & à quoy taschez vous plus? Qu’est-ce qu’elle mesprise plus qu’ostentation & parade, & qu’affectez vous plus? Y a-il rien aussi que plus elle abhorre & haït que les delices, l’aise & la volupté? Et quelle chose est-ce que plus vous aymez, cerchez & pourchassez?
Garrulité.
    Que vous en semble, ma Commere? Comment vous sonne cela aux oreilles?
Vefve.
    Certainement, si vous prenez toutes plaisir à m’injurier, il est temps que ie vous quite la place. Ie n’ignore pas aussi, combien sainctes vous estes toutes trois, parquoy ie n’ay que faire de vous, il ne faut pas que ie brimbe icy mon pain, i’en ay prou, graces à Dieu, chez moy. Mais regardez, ie vous prie, où nous en sommes? Et ces faitardes cuideroyent-elle bien le mesdire estre pieté? Voire dea, est cela le faict de vrayes amies? C’est plustost le tour d’ennemies vilaines, picquantes & venimeuses. A Dieu jasardes, babillardes, causeresses, & vrayes langardes que vous estes.
Curiosité.
    Hola, ma Commere! entrez-vous en cholere? Ne vous en allez pas ainsi courroucée: ce n’est que par privauté familiere que nous le disons.
Vefve.
    Voire par privation d’amitié. Les familiers d’enfers facent compaignie à telle cohorte.
[p. 20]
Curiosité.
    Que vous en semble, est cela une vefve feinte & double? Il m’est advis qu’elle porte le coeur en la bouche.



Scene cinquiesme, de l’Acte premier.

Garrulité.  Curiosité.  Fama.

    Voyla qu’elle s’en va, la bonne piece.
Curiosité.
    Elle est belle de face, mais laide de meurs.
Garrulité.
    C’est une Nymphe oisive, paresseuse & gloute, un vray fillet & rets, pour prendre les amoureux aveugles.
Curiosité.
    Il me semble, Commere, qu’en la blasmant, vous vous blasmez aussi vous-mesme.
Garrulité.
    Vous diray-je, ma Commere? il me semble que vous estes l’injure mesme. Mais d’autant que mes oreilles sont bien accoustumées d’ouïr mesdire, ie l’avalleray doux comme succre.
Curiosité.
    Oyons, chere compagne Fama, le reste de vos nouvelles.
Garrulité.
    O ie vous en prie, Fama. Ceste babillarde ne rompra plus vostre propos.
Fama.
    Vostre caquet ne l’entrerompra-il point?
Garrulité.
    Non, ie le vous promets.
[p. 21]
Fama.
    Nos gens entendants ceste horrible approche.
Garrulité.
    De par qui?
Fama.
    He, quelle inquiete! Par moy, par des bergers, païsans, bourgeois & Gentils-hommes, qui s’enfuyoyent çà & là par troupes. Nos gens, dy-ie, entendant cecy, redouterent fort cest Holoferne, & furent tous saisis d’une peur & frayeur incroyable, doutant qu’il ne vint à faire le semblable de Ierusalem & de leurs autres Temples. Parquoy ils fortifierent les villes de ramparts, de batteries, de fossez & bouleuerts. Ils firent provision de bleds, & de toute sorte de munition, puis mirent garnisons aux destroits des montaignes, pour deffendre les passages.
Garrulité.
    De quelles montaignes?
Fama.
    De celles par où les ennemis pourroyent entrer. Cela fait, ils se mirent à jeusner, à jetter la poudre sur leurs testes, & à prier Dieu. Ils se consolerent les uns les autres, deliberans par ensemble de hazarder leurs vies pour l’honneur de Dieu, pour la liberté, pour la patrie, pour leurs femmes & enfans.
Garrulité.
    Il n’est pas besoing de faire plus long recit de cela, car nous voyons le mesme icy en Bethulie.
Curiosité.
    Il est ainsi: Nous voyons que par ceste peur, le peuple s’en court à Dieu, tout ainsi qu’en delices il s’en escarte bien loing. Mais ie doute que ce ne sera qu’un repentir de Gibet.
Garrulité.
    Point autre, ie vous en asseure: Si les verges [p. 22] estoyent au feu, la devotion ne seroit plus au coeur.
Fama.
    Or vous ay-je satisfait, cheres Compaignes, & vous voulez, ce me semble, demeurer encores icy. Parquoy m’en vay ailleurs. A Dieu.
Curiosité.
    A Dieu, Compaigne, jusques au revoir. Nous vous remercions grandement.
Garrulité.
    Ie m’en vay quant & vous, chere Compagne.



Scene sixiesme, de l’Acte premier.

Dame noble.  Curiosité.

LAsse de coeur, lassée de courage, & travaillée de membres, suis-je à la fin parvenuë en ceste Cité. Ah! que desaccoustumance agrave bien la misere, le desplaisir & travail de celle qui n’est accoustumée, que d’estre en delices, plaisir & aise. Helas moy! Dites moy, ma fille, où pourray-je icy trouver un bon logis?
Curiosité.
    Vous semblez contristée, Madame. Qui estes vous, mais qu’il ne vous desplaise? D’où venez vous? Et où tendez vous?
Dame noble.
    Voire triste & desolée suis-je, fille m’amie, & tasche, en fuyant les richesses ruïnées, à sauver une vie si miserable, qu’elle est pire que la mort mesme.
Curiosité.
    Vous fuyez donc l’ennemy, Madame?
Dame noble.
    Las ouy! O que n’est aussi mon ame fuïe hors la chartre malheureuse de ce mien corps, par la sanglante [p. 23] espée des meurtriers barbares, à fin que d’un coup ie fusse delivrée de toute calamité.
Curiosité.
    Où a esté vostre habitation? Et qu’est-ce qui vous est survenu, recitez-le moy, Madame, je vous en prie.
Dame noble.
    Ah! ne rafreschissez pas la playe de mon coeur par tel recit. La peine n’est d’elle-mesme que trop recente & cuisante.
Curiosité.
    Hola! Ne vous recognoy-ie point, Madame? N’estes-vous pas de Mesopotamie? de la ville de Geba? la femme du Gouverneur? Vrayement c’est vous. O quel changement! Où est vostre mary, vostre mere & vos enfans?
Dame noble.
    Helas! Mon trescher Seigneur & mary, mes chers enfans & ma caduque mere, peuvent ores estre tous en cendres. Ils sont maintenant tous (Ah moy malheureuse) bruslez tous vifs en ma maison paternelle. Laquelle au sac de nostre ville fut subitement esprise des flammes ardantes, ainsi que ie me sauvay par une arriere-porte. O moy miserable & malheureuse que je suis! Pourquoy ay-je faulsé ceste tant douce compaignie en sa briefve calamité? Ils ont ores franchi le pas, & je suis encore au milieu de tous malheurs. Las folle amour de vie! N’estoit-il donc en moy de considerer qu’une vie briefve est meilleure que la longue, quand elle est amere, dolente & miserable? O mon cher mary! que ne suivistes-vous mon conseil? Est donc l’advis des femmes tousiours suspect à l’homme? N’eust-il pas mieux valu d’avoir attendu vaillamment un peril hazardeux, qu’une ruïne certaine? L’un promet quelque yssue, & l’autre non. L’heur ayde souvent aux courageux. Mais quelle misericorde peut-on attendre d’un Tyran? Ou quelle foy peut-on esperer [p. 24] d’un homme inique? Helas! vous aviez compassion du povre peuple, & vous le vouliez soulager. Cecy vous fit à vostre ruïne si malheureusement ouvrir la porte à ce grand ennemy de la societé humaine.
Curiosité.
    Vostre ville n’est donc pas forcée, ne prinse d’assaut.
Dame noble.
    Non: mais envahie par l’abus d’une folle confiance.



Scene septiesme, de l’Acte premier.

Curiosité. Matrone rustique. Dame noble.

O Madame, vostre malheur me desplait grandement, & d’autant plus que le mal devient commun. Ie doute, las! Ie doute, qu’encores vous serez icy arrivée de mal en pis. Mais je vous prie, regardez un petit quelle villageoise desolée que voila venir! On jugeroit, à veoir sa face, l’ennuy de son coeur. Hola, Matrone, d’où venez vous?
Matrone rustique.
    Du pied des montaignes du village Ruïna.
Curiosité.
    Où est l’ennemy?
Matrone rustique.
    Là à l’entour.
Curiosité.
    Que fait-il?
Matrone rustique.
    Il met tout en combustion, occit, meurtrit, & pille tout. Et par dessus cela, charge le peuple de grosse rançon. viole & force femmes & vierges: lie & gehenne les juvenceaux: emmene nostre bestail, & couvre la campaigne de brigans sanguinaires,*comme de sauterelles ruïneuses. Mais ce seroit peu que de la perte du bestail, des maisons, arbres & fruicts des champs, si [p. 25] seulement les gens fussent excusez & espargnez.
Curiosité.
    Avez vous donc aussi perdu de voz gens?
Matrone rustique.
    Perdu? O si j’eusse perdu paravant mes deux yeux, je n’eusse point veu une perte si odieuse. He! de quelle piteuse & triste chere mes chers fils me regardoyent, quand par l’ennemy ils furent enchevestrez & emmenez comme esclaves? Ah! & quelle pitié fut-ce de veoir ma fille honneste estendre piteusement en vain les mains vers nous (ô douce vierge!) pour avoir quelque secours, quand elle fut outrageusement forcée en nostre presence? Le dolent Pere, chargé de nostre enfant puisné, pour le sauver à la fuite, ne pouvant aucunement souffrir cela, s’y opposa d’une rage insensée, tout ainsi que fait la Lyonne furieuse à qui on a ravi ses faons. Parquoy un de ces villains paillards, en transperçant le coeur de mon doux enfançon, luy mit son estoc meurtrier au travers du corps. De sorte que le Pere & fils cheurent tous deux roides morts à terre, sur nostre povre fille violée, qui fut piteusement arrousée & souillée du sang vermeil de son Pere & de son frere. Tout cecy virent mes yeux miserables: cecy souffrit mon coeur maternel, & cecy supporta mon ame triste, sans pouvoir donner quelque ayde à mon mary, ny à mes enfans. O malheureuse que je suis! à quoy te sert la vie? Où t’en-cours tu? Et qu’est-ce que tu fuïs? Seigneur Dieu, console ma povre ame. Donne moy, ô Dieu pitoyable, force de pouvoir porter bien & patiemment ceste tant intollerable affliction. Ah!



Scene huictiesme, de l’Acte premier.

Abra.  Dame noble.  Matrone rustique.  Curiosité.

O Que bien peu on trouve telles Dames, que madame Iudith! Elle est riche pour les povres, mais [p. 26] povre & chiche pour soy au milieu de ses richesses. Elle subvient de son affluence à l’indigence de chascun, & à peine en prend-elle sa necessité. Laquelle elle retrecit & retrenche au possible, tant en vestements, qu’en vivres, à fin de pouvoir liberallement entretenir les disetteux de nourriture & de vestements. Quand est-ce qu’on la void faire quelque despence inutile pour orner ses habits? Iamais. Et qui la void, estant saine, acheter quelque friandise? personne. Elle est chiche & espargnante envers soy-mesme, & liberalle envers les povres. Voila comment la charité fraternelle jeusne en elle, pour rassasier l’affamé. Laquelle aussi fait qu’elle se contente de peu, pour pouvoir donner beaucoup. Car son plaisir souverain est, de faire bien à chascun. Ce plaisir icy, & ceste amour, ne la laissent aucunement à repos, de sorte qu’elle ne se contente jamais de bien faire aux amis & cogneus, mais tasche continuellement de trouver plusieurs autres povres, dignes d’aulmosnes, pour les faire liberallement participants de sa grande liberalité. Ouy, ne plus ne moins que l’avare usurier tasche à trouver quelque affligé pour tirer de luy, par l’hameçon d’usure, le reste de sa povreté, tout ainsi cerche ma Dame benigne des personnes vrayement povres, fameliques & disetteuses, à fin de les sustenter & rassasier de son avoir: estimant telle distribution un gaing & proufit excellent, comme prenant plus de joye en donnant, que ne fait le povre, en recevant. Combien de fois luy ay-je veu donner jusques à la derniere maille? Et si je luy disoye adonc: Ma Dame, que retiendrons nous? Elle me respondoit: contente toy, Abra, Dieu y pourvoyera, il est liberal & fidele. Ie ne touche point encore à la somme capitalle. I’ay du credit, ce que ces povres gens n’ont pas. Si je craignoye la distribution de l’usufruict, que feroy-je donc, quand la pure necessité de mon prochain requereroit & l’arbre & la racine? Le Dieu superabon- [p. 27] dant ne nous sçauroit-il donc nourrir sans Capital, ou sans rentes? O admirable confiance en Dieu? C’est une vraye fille d’Abraham. Aussi n’est-elle pas deceuë en ceste sienne confiance, car japperçoy que le Seigneur la beneit merveilleusement. Mais quelle vraye solicitude maternelle monstroit-elle tout à ceste heure envers les povres, quand on parla en nostre maison de l’approchement de l’ennemy, de la surprinse des villes, & de la combustion ruïneuse du plat pays! Las! disoit-elle alors d’une voix pitoyable! Combien de povres gens on verra maintenant desoléement vaguer çà & là, sans argent, sans credit, sans*aucun refuge, & pleins d’ennuis, peines & douleurs! Helas, où se logeront ces povrets! Viste, Abra, me dist-elle adonc, va ten à la porte de la ville, & regarde, quelles gens y entrent: Que si tu apperçois quelque femme qui soit povre ou desolée, amene-là icy, nous la consolerons & repaistrons. O combien telle chose me seroit agreable, si Dieu permettoit que je tombasse en telle necessité. N’est-ce donc pas raison que je le face aussi? Et cela mesme est la charge que j’ay de venir icy, là où, ce me semble, je voy desia moyen de l’executer dignement envers ces deux estrangeres tristes & desolées. Ausquelles j’estime aussi de n’estre que la tresbien venuë. Ie m’en vay doncques parler à elles, pour leur presenter la liberale largesse de ma benigne Dame. Dites-moy, Madamoiselle, & vous aussi, Matrone, demandez-vous logis? Il m’est advis que vous venez de loing, & si me semble à vostre chere, que soyez lasses & dolentes.
Dame noble.
    Ouy, en bonne foy, m’amie, nous en avons besoin, & avions desia prié ceste-cy, de nous y assister. Adressez-nous, je vous prie, où nous pourrons estre bien.
Matrone rustique.
    Madame, il semble à veoir que soyez encore riche, [p. 28] & que puissiez avoir quelque argent ou joyaux, pour payer l’hostesse: mais helas, je n’ay rien retenu qu’une vie povre & miserable. Parquoy il me convient cercher autre logis, que vous.
Dame noble.
    Le peu que j’ay, chere soeur, pour petit qu’il soit, est pour vous, comme pour moy. Ceste calamité commune fera qu’aussi ma petite povreté vous sera commune tant qu’elle durera.
Abra.
    Non, non: il n’en est pas besoin: Venez vous-en toutes deux quant & moy vers ma Dame. Elle est si riche de liberalité pitoyable, que de biens temporels, & que plus est, pleine d’amiable consolation. Venez donques toutes deux avecques moy, & vous ferez bien traitées de ma Dame debonnaire. Car sa liësse souveraine consiste à conforter les desolez.
Dame noble.
    Puis qu’ainsi vous plaist, nous vous suyvrons. Ie voy bien que le Seigneur veut maintenant faire une povre mendiante, de moy, qui jadis fus une riche distribuante. O quel changement & desastre!
Matrone rustique.
    Y a-il donc encore au monde gens si pitoyables, benings & misericordieux?
Curiosité.
    Qui pourroit penser mal, je me tairay de mal dire, d’une telle vefve? Son bien-faire incessamment, assopit tout mauvais caquet, & ferme la bouche à tous mesdisans. Ie trouve maintenant par experience, que la bonne vie est vraye mere d’une bonne renommée.
Continue
[
p. 29]

L’ACTE SECOND COMPREND
L’AFFLICTION D’UNE VILLE
assiegée.

Scene premiere, de l’Acte second.

Curiosité.  Deffiance.

MA Tante, n’avez vous pas veu combien vistement Fama vient d’entrer en la ville?
Deffiance.
    Non vrayement, ma niepce, & d’où vient elle?
Curiosité.
    Du camp de l’ennemy. Vous n’avez donc pas veu le soldat que nos gens ont amené prisonnier?
Deffiance.
    Ne cela aussi. En sçavez vous quelque chose?
Curiosité.
    Rien de certain, sinon qu’on dit que l’ennemy mesme l’avoit fait liër à un arbre. Ie le sçauray bien tost de par Fama, elle doit passer par icy, & je l’y attens.
Deffiance.
    Se pourroit-on aussi fiër en un tel homme? L’ennemy est caut & fin. Ie doute que ce ne soit quelque ruse decevable. Estre fidele, n’est que bon: mais croire de leger, n’est jamais bon. On doit estre fidele & ne croire nulluy. Est-il chose plus decevable, que se fiër legerement en tout homme? Ie m’en vay vers le marché, pour m’enquester que ce peut estre.



[p. 30]

Scene deuxiesme, de l’Acte second.

Curiosité.  Fama.

VOyla ma compagne. Ie l’avoye deviné tout à point. Et qu’est cecy, ma chere Fama? Comment! vous rapetissez vous! Ie cuidoye que vous deussiez plustost croistre. Vous souliez aggrandir en allant, & maintenant vous apparoissez plus petite à mes yeux, que ne faisiez hier & avant-hier. D’où vient cela, ma Compaigne?
Fama.
    N’entendez-vous pas cela? C’est à cause que je vien de bien pres d’icy.
Curiosité.
    Ce qui se void de pres, apparoist communement grand, mais ce qui se void de bien loing, semble estre petit, encores qu’il soit grand, & il en va de vous tout autrement.
Fama.
    Il est ainsi. Car quand je vien de bien loing, je vole parmi plusieurs bouches, lesquelles y adjoustent ordinairement quelque chose, c’est cela qui me fait devenir grande. Tout ainsi qu’un peloton de neige, tant plus loing qu’on le roule par la neige colleuse, tant plus devient-il grand. Mais maintenant je ne vien pas de place loingtaine, ains de bien prochaine à la ville, voire de nos fauxbourgs. Mais il y a ceste difference, qu’apparoissant grande, je suis ordinairement incertaine, & estant petite, comme à ceste heure, je suis plus que certaine. Car je ne suis plus comme un bruit, mais comme un sentiment palpable, une ouïe asseurée, & une veue infaillible. De sorte que je ne deviens pas seulement petite, mais suis aussi en danger de m’esvanouïr du tout par l’experience de verité. L’on a entendu de loing plusieurs mensonges con- [p. 31] trouvez, & maintenant on sentira de pres de jour à autre choses vrayement griefves.
Curiosité.
    Vous estes d’un naturel estrange, à ce que j’enten, & vous cognois. Mais dites-moy, ma Compaigne, qu’est-ce qui se passe maintenant? On dit qu’on a icy amené un soldat prisonnier.
Fama.
    Un soldat, m’amie! C’est un Capitaine des Amonites, un homme grave & magnanime.
Curiosité.
    Comment est il venu és mains de nos gens?
Fama.
    Ils le trouverent lié à un arbre au pied de la montaigne, tout pres de la ville.
Curiosité.
    De qui?
Fama.
    De l’ennemy mesme.
Curiosité.
    A quelle raison?
Fama.
    Pour ceste-cy: Toute l’entreprise de Holoferne luy succedoit à souhait. Ceux qui luy avoyent fait resistence, estoyent vaincus. Lesquels aussi il avoit tellement ruïnez de fons en comble, que tout coeur d’homme estoit abbatu, en oyant seulement proferer son nom espouventable. De sorte que personne n’osoit plus lever là teste contre luy. Chascun luy faisoit passage & ouverture de villes, bourgades & forteresses. Mais venant par deçà, il trouva les destroits des montaignes fermez, & gardez de forte garnison. Dont il s’esmerveilla grandement. Il brusla d’ire en son coeur, & demanda quelles gens c’estoyent, lesquels si temerairement s’osoyent opposer à sa tant redoutable [p. 32] puissance. Et outre cela, d’un desdain despiteux, il demanda quelle estoit leur puissance, & quelles villes & forts ils avoyent, & qui estoit leur Roy. A quoy respondit ce Capitaine Ammonite (nommé Achior) Ce sont, Sire, des Chaldeens, qui ont delaissé & quitté la pluralité des Dieux, & l’idolatrie de leurs ancestres, pour adherer & adorer un seul Dieu. Ce Dieu toutpuissant a fait merveilles, en destruisant leurs ennemis, quand seul ils l’ont honnoré & servi, mais quand ils s’en sont detournez, & se sont addonnez aux Dieux estranges, cheminants par voyes obliques, adonc aussi il les a abandonnez, les a vendus à leurs ennemis, & les a livrez au pillage, à l’espée, & en opprobre à toute nation. Et quand ils ont cessé de pecher, en faisant penitence, leur Dieu aussi a cessé de les affliger, & les a delivrez des mains de leurs ennemis. Car leur Dieu hait meschanceté, & aime la vertu. Parquoy mon Seigneur, dist-il, enquestez-vous si ce peuple a peché contre son Dieu, & si ainsi est, il les subjuguera, sans doute, au joug de voste puissance Mais s’il n’y a point d’iniquité en ce peuple-cy, Dieu sera pour eux, & les deffendra puissamment, & fera que nous serons en opprobre à toute la terre.
\
Curiosité.
    Osoit-il bien dire cela?
Fama.
    Hardiement.
Curiosité.
    Comment luy sonna cela aux oreilles?
Fama.
    Si mal, que tous les autres Capitaines s’enflammerent d’ire contre luy, & delibererent de le tuer.
Curiosité.
    Que disoit Holoferne?
Fama.
    Par ces dernieres paroles d’Achior, il entra contre [p. 33] luy en une cholere si chaude (d’autant qu’il ne croit pas qu’il y ait quelque Dieu, qui puisse resister à sa puissance redoutable) qu’il l’envoya liër à un arbre. Pour te monstrer (dit-il à Achior) qu’il n’y a point d’autre Dieu, ne puissance, que Nabuchodonosor & son exercite, la multitude de mon armée transpercera aussi tes costez, quand leur glaive destruira ce peuple temeraire depuis le grand jusques au petit. Voila, ma compaigne, ce que j’en ay appris. Parquoy vous dy l’Adieu, & m’en vay trouver autre compaignie.



Scene troisiesme, de l’Acte second.

Curiosité.  Vefve mondaine.

VOicy revenir la bonne: Elle entre subit en cholere, mais aussi cela se passe bien tost. Dites moy, ma Commere, qu’avez vous de bon?
Vefve mondaine.
    De bon? Demandez, quel mal. Qui pourroit maintenant avoir quelque chose bonne? puis que la mauvaise, Helas! nous approche de plus en plus.
Curiosité.
    N’avez-vous pas veu le Capitaine prisonnier?
Vefve mondaine.
    En doutez-vous?
Curiosité.
    N’est-ce pas bon que cela?
Vefve mondaine.
    Si est vrayement. Ie ne vey en jour de ma vie homme si bel, doux & courtois. Il meriteroit plustost de coucher entre les bras de sa maistresse, que d’estre ainsi lié à un arbre.
Curiosité.
    Ie l’entens ainsi. Mais que pensiez vous, ma Commere: ô que n’ay-je un tel mary!
[p. 34]
Vefve mondaine.
    Seroit cela chose estrange? Ou m’estimez-vous une vieille ridée & fenée? Ie vous confesse volontiers que j’estimeroye bien-heureuse celle qui auroit un tel mary, tant est-il affable & gracieux. Ie ne pouvoye destourner aucunement mes yeux de sa face angelique. Voire le profil accompli de son beau visage m’attira jusques à la place du marché, où je le regarday tant & si longuement, qu’il parla au peuple.
Curiosité.
    Que disoit-il, je vous prie?
Vefve mondaine.
    Mes yeux furent si empeschez à regarder la bonne contenance, que mes oreilles ne prindrent garde à son dire. Aussi n’y allay-je pas, pour ouïr ses paroles, ains pour veoir & contempler sa beauté, dont je ne me pouvoye assouvir. I’enten qu’il doit aller chez le prestre Ozias. Là où ie me vay aussi trouver, pour le veoir encores une fois. A Dieu.



Scene quatriesme, de l’Acte second.

Curiosité.  Deffiance.

    Venez-vous du marché, ma Tante?
Deffiance.
    Ouy, ma Niepce.
Curiosité.
    Qu’est-ce qu’on y dit de ce Capitaine prisonnier.
Deffiance.
    Le Magistrat s’est assemblé, & toute la Commune aussi. Ausquels il a raconté l’occasion pourquoy il avoit esté lié à l’arbre: le courroux de ses comfreres Capitaines: Aussi les vantises & menaces horribles d’Holoferne contre luy, & contre nous tous. Le peuple [p. 35] oyant cecy, se jetta contristé en terre, invoquant le Seigneur, & disant avecques larmes: Seigneur, qui es le Dieu du Ciel, monstre maintenant que tu n’abandonnes jamais ceux qui se fient en toy, mais que tu abbaisses tousiours ceux qui se fient en leurs bras.
Curiosité.
    Et puis?
Deffiance.
    Le peuple pleura, & ne cessa de prier tout ce jour là. Apres, ils consolerent Achior.
Curiosité.
    Comment pouvoyent ces despourveuz de conseil & de confort, consoler & conforter un autre? Cela sent sa perfection, laquelle ie ne cuide estre en la Commune. Mais dequoy le consolerent-ils, ie vous prie?
Deffiance.
    Ils l’asseurerent qu’il verroit plustost la ruine d’Holoferne, que de soy-mesme.
Curiosité.
    Quel pleige luy en donnerent-ils?
Deffiance.
    Paroles, vent & persuasion. Sur le soir quand tout le peuple fut departy, Ozias le reçeut en sa maison, & luy fit un grand banquet, où tous les Prestres assisterent. Le convive fini, tout le peuple fut derechef convoqué ensemble au Temple, où ils prierent toute la nuict le Seigneur, invoquants son ayde, mais tout en vain, comme j’en doute.
Curiosité.
    Pourquoy cela?
Deffiance.
    Et que nous sommes tous morts.
Curiosité.
    Comment cela?
[p. 36]
Deffiance.
    Si vous estiez sur les rampars & murailles, vous le verriez bien-tost. Car de là vous pouvez aisément veoir, comment l’ennemy a desia cerné & environné de son armée invincible nostre ville peu forte. Et cela si estroitement, qu’une seule souris n’en pourroit eschapper. Il fait icy faire des trenchées inexpugnables, & là, dresser des instruments terribles pour abbatre nos murs, & faire bresche suffisante. D’un costé sont les enfans perdus, tous prests pour nous escheller, & dresser contre nous le pont volant: D’autre costé se voyent les pionniers & gastadours fouïr à l’envi, pour nous couper les conduits d’eaux, & une partie d’iceux sont empeschez à saper nos murailles, faisants icy d’une plaine, un mont: & ailleurs d’un mont, une plaine.
Curiosité.
    Et nos bourgeois, que font-ils?
Deffiance.
    Helas! ils s ont assez volontaires. L’un emplit les garites, l’autre renforce les rempars, & fait des nouveaux fossez en forme de croissants, contre l’invasion de l’ennemy, d’une telle diligence, qu’il semble chose incroyable ce qu’ils ont fait depuis ce matin. Mais que sera-ce? Dieu nous a mis en oubly, & a bandé les yeux de nostre Magistrat lasche & coüard, à fin qu’il n’empeschast à l’ennemy de gaigner les destroits des montaignes. Parquoy chascun ne feroit que bien de tascher à se sauver en temps.
Curiosité.
    Ie vous diray, ma Tante: je m’en iray tout droit vers la besongne, & en cas que j’y trouve la chose comme vous dites, je sçay que j’ay à faire.
Deffiance.
    Allez-y hardiment, vous trouverez pis que ie ne vous ay dit.



[p. 37]

Scene cinquiesme, de l’Acte second.

Dame noble.  Matrone rustique.  Deffiance.

O Seigneur, jusques à quand lanceras-tu contre nous les dards de ton ire? Ne cessera donc jamais ton courroux envers nous? Veux-tu donc, ô bon Dieu, que la nation idolatre accable derechef ton peuple Israël? qu’il ruïne du tout ton sainct Ministere? & y replante ses faulses & vaines ceremonies? En quoy, ô Pere, avons-nous merité cecy?
Matrone rustique.
    Las! que sera-ce de nous? L’eauë nous commence à defaillir, & si avons bien peu de pain, & bouches à foison. Qu’attendons-nous autre chose, qu’une famine Samarienne?
Deffiance.
    Cela est vray. Que mangera d’oresenavant le peuple? Il n’y a point de provision. La Manne aussi ne tombe point tousiours. Il m’est advis que ie voy desia le peuple amaigri, pasle & terny d’une faim rongeante, ayant les yeux cavez & enfoncez en la teste, les os descharnez & pointus dessoubs une peau miserablement ridée, cercher & fouiller de leurs ongles aiguës aux rempars & terraces quelques herbettes fenées, ou racines my-seichées, pour appaiser aucunement leur vuide estomac.
Matrone rustique.
    Il ne faut, helas! attendre autre chose.
Deffiance.
    Et qui pis est, je doute que bien tost la faim insatiable privera tellement*les meres & nourrices pitoyables, de toute amour maternelle, qu’elles tascheront plus que barbarement d’estre sustantées par la chair de leurs propres enfançons, & ensanglanteront leurs dents fameliques du sang innocent de leurs doux [p. 38] fruicts, les ensevelissants en leurs ventres creux & affamez.
Matrone rustique.
    Las moy! femme miserable que ie suis! Pourquoy suis-ie venuë en ceste Cité calamiteuse? Une briefve & subite mort ne m’eust-elle pas esté meilleure, que ceste crainte d’une mort tant dure, aspre & languissante?
Dame noble.
    Et l’une & l’autre, ma soeur, sont choses griefves. Si est-ce que le mourir de faim me semble plus dur que d’estre mortellement lapidée. Mais quant à manger nos fruicts, nous en sommes, helas! delivrées toutes deux, veu que les vostres, comme vous dites, sont tous meurdris ou emmenez, & les miens, comme ie croy, tous bruslez & reduits en cendre O consolation desconfortative! Voila comment une personne est à la fois delivrée de la crainte d’une misere future, par une calamité passée. Mais dequoy nous sert, nous tourmenter de la peur d’une affliction à venir? Y a-il angoisse plus amere & poignante, que celle que nous souffrons presentement? Il n’y a plus d’eauë, & l’esperance d’en pouvoir recouvrer, nous est ostée par l’ennemy. Le peuple alangouri commence ja de se tarir & fourseicher, voire à se pasmer, & rendre les esprits par une soif extreme. A quel propos nous affligeons-nous, de peur que la famine ne nous surprenne? Peut estre que nous serons toutes transies de soif, avant que nous sentions l’aiguillon de vraye famine. Celuy qui est au milieu des flammes, ne doibt craindre la fumée.
Deffiance.
    Il est ainsi, Madame, mais d’attendre playe sur playe, est chose insupportable, & signamment, quand on n’envoit point d’issuë.
[p. 39]
Matrone rustique.
    N’est-il pas vray, Deffiance?
Dame noble.
    C’est toutesfois follie à l’homme affligé, d’aggraver son affliction presente par la crainte qu’encore autre calamité luy adviendra.
Matrone rustique.
    O que la faim est une mort lente & tardive! elle matte la personne de longue main: diminuë peu à peu ses forces naturelles: & la fait mourir de mille morts. O que c’est un glaive formidable!
Dame noble.
    Mais quelle peine y a-il plus aspre & violente, qu’une soif aride? Elle ard ja desia, & altere tellement les hommes d’une ardeur inextinguible, qu’ils vont lechants la moiteur de leurs rondelles & harnois pour trouver quelque allegement. L’un aussi masche du plomb, l’autre prend de l’herbe entre ses dents, & le tiers succe les branches & sermens des vignes. Et qui pourroit ores estancher ou amoindrir les flammes cuisantes de sa soif fervente, en humant avidemment quelque goutes d’eau froide? Un trait ou deux ne peut suffire, & une cruche prinse à l’emblée, est bien tost vuidée. Ah, quelle destresse!
Matrone rustique.
    I’ay par cy devant blasmé asprement la temerité inique de nos Ancestres, qui aux deserts steriles, par faute d’eau, murmuroyent contre Moyse, tentant le Seigneur d’une ingratitude infidele. Mais ie faisoye cela comme femme mal experimentée, qui n’avois oncques (comme ie cognoy bien maintenant) senti à droit, que c’est de souffrir la soif. Las, ie n’eusse iamais creu la soif estre une playe si cuisante & violente!
Dame noble.
    Nous autres aussi, estans assis en nos delices vo- [p. 40] luptueuses, nous ne pouvions aucunement croire que nos forfaits, pour grands qu’ils fussent, deussent si fort offencer l’Eternel, que de le mettre en telle fureur ardente & ire destruisante. Aussi n’entendy-ie oncques si bien que maintenant, les menaces du Prophete contre nos gens, lesquels prenoyent grand plaisirs en leurs convives au son des instrumens musicaux, & non aux oeuvres de Dieu, dont ils ne faisoyent conte. Parquoy, ils furent maudits, & demeurerent*en leurs pechez. Maintenant aussi, nous cognoissons en verité, que nous sommes ceux-là qui ne veulent devenir sages par bonnes admonitions, ains par playes & battures sensibles.
Deffiance.
    Cela est vray, mais telle sagesse & amendement prendra bien tost fin avecques nostre vie.



Scene sixiesme, de l’Acte second.

Superiorité avec sa suite.  Deffiance.  Dame noble.
Matrone rustique.

ET bien, Dame trouble-feste, es-tu là? T’ose-tu encores trouver devant moy?
Deffiance.
    Mais estes-vous aussi à bon escient courroucée contre moy, Madame?
Superiorité.
    En doutes-tu? Ne sçais-tu donc pas, que ton mauvais caquet met toute la Commune en trouble & anxieté?*voire en desespoir?
Deffiance.
    Et comment pourroy-ie faire cela, Madame, encore que ie le vousisse?
Superiorité.
    Demandes-tu cela? Ne dis-tu pas le pouvoir de [p. 41] l’ennemy estre grand, & la puissance de Dieu petite?
Deffiance.
    Celuy qui estime les forces de l’ennemy petites, les trouve communement trop grandes.
Superiorité.
    Celuy qui se fie en la puissance divine, ne doit craindre aucune force humaine.
Deffiance.
    Se fier en miracles, est chose temeraire & vaine.
Superiorité.
    Ne se fier aux promesses de Dieu, est une pure infidelité. L’Eternel ne nous a-il pas promis, que cent des nostres en tueront mille des ennemis.
Deffiance.
    Ouy bien, Madame: mais il y adjouste, si nous gardons ses Commandemens: Faisons-nous cela?
Superiorité.
    Si nous ne le faisons tous, helas! j’espere au-moins qu’il y aura entre nous quelques justes, pour l’amour desquels, Dieu aura pitié de nous: nous espargnera, & nous assistera. Comme plusieurs fois il l’a fait à nos Peres, encores qu’ils ne fussent tous ny bons, ny saincts: Si nous n’en avions les promesses du Seigneur, ton dire auroit quelque apparence. Parquoy ce n’est qu’une pure incredulité & folle diffidence envers Dieu. Prens-tu donc plaisir à rendre le peuple abbatu, perplex, & sans courage? Est cela autre chose qu’une espece de sedition?
Deffiance.
    Si le peuple se mutine, mon dire n’en sera la cause, mais la ruse de l’ennemy. Ne nous a-il pas coupé les conduits des eauës, mettant forte garnison aux sources & fontaines? De maniere qu’il nous a reduits à une soif extreme. Qui est celuy, qui en plusieurs jours a peu abbreuver son gosier aride? A qui est-ce qu’on [p. 42] baille maintenant l’eau sinon par mesure? Cuydez-vous que le peuple voudra endurer plus longuement ceste soif importune. Ou sçavez-vous remede, comme Moyse, pour faire saillir l’eau d’une roche insensible? Escoutez, Madame, le peuple commence à murmurer la populace s’esleve, & la Commune commence à se bander. Appaisez-les maintenant, si vous pouvez. On peut bien par trop irriter la patience du Commun, laquelle ainsi offensée, se change souvent en une fureur indomptable.



Scene septiesme, de l’Acte second.

Commune avec sa compaignie.  Superiorité.  Deffiance.  Dame noble.  Matrone rustique.

CA, ça, voicy la Superiorité, voire la Superbité, je dy la Gouvernante, ou plustost la Renversante. Viençà, Madame, appelles-tu ceci gouverner? Prens-tu donc plaisir à nous faire mourir d’une mort languissante? Dieu soit Iuge entre toy & nous, car tu nous fais grand tort de n’avoir accordé avec les Assyriens. C’est pourquoy Dieu nous a*livré en leurs mains, & personne ne nous ayde, quand nous tombons devant eux d’une soif & destresse penible. Fay donques maintenant appeller tous ceux de la ville, à fin de nous rendre volontairement aux gens d’Holoferne. Car il vaut mieux que nous soyons serfs, & benissions le Seigneur en vivant, que de perir miserablement en une liberté presupposée, & de tomber finalement en opprobre à tout le monde, voyant mourir devant nos yeux nos maris & nos enfans. Nous appellons aujourd’huy le Ciel & la terre en tesmoignage contre toy, & le Seigneur de nos Peres: lequel nous punit selon nos pechez, que nous voulons que la ville soit livrée és mains d’Holoferne, à fin que la mort nous soit plustost abregée par le fil de l’espée, que retardée par ceste soif ardente. Malheur à nous, malheureuses que nous som- [p. 43] mes! O mort penible & tardive! Ah mal cuisant & violent! Las! la langue seiche s’attache au palais aride de nos bouches alterées!
Superiorité.
    Helas, cheres amies, vostre peine est tresgrande & griefve, il n’est personne qui le peut niër. Mais la misericorde du Seigneur fidele est encore beaucoup plus grande, pour ceux qui se fient en luy. Il n’ayde qu’en necessité: Or la necessité est maintenant icy, que si la confiance y est aussi, son ayde ne faudra point de bien tost nous secourir, tenez vous-en toute asseurée, c’est chose plus que certaine.
Deffiance.
    Par quels moyens, je vous prie? Vingt jours ne sont ils point desia passez, que l’eau se distribuë à mesures? S’en pourra-il bien encores trouver pour nous abbreuver une journée? Ie sçay que non: Qu’aydera donc vostre dire? Les paroles n’entrent pas en la peau. Il faut qu’il y ait à boire pour arrouser nos corps alengouris, ou les ames suffoquées en sorriront. Qui nous apportera de l’eau? les ennemis? Ce sont ceux-là qui nous l’empeschent. Ou le ferez vous par une ravine de pluyes? vous-mesmes n’avez pas ceste foy. Cuidez-vous donc faire service à Dieu, en faisant mourir par vostre obstination temeraire, tout le peuple d’une mort languissante?
Superiorité.
    Las, mes bien-aimées & cheres amies! telle n’est aucunement nostre intention. Aussi n’est-il pas en nostre pouvoir d’estancher vostre soif amere, ne fust que les larmes de nos yeux, d’une vehemence de l’ennuy que nous sentons, devinssent rivieres, mais cela ne se peut faire. Elles peuvent bien demonstrer la compassion que nous avons de vous, mais non pas assouvir vostre soif. Endurez encores cinq jours, en attendant la misericorde de Dieu. Peut-estre qu’il retanchera son ire, qu’il donnera gloire à son Nom, & nous delivrera de ce [p. 44] peril eminent. Nous ne pouvons aussi (à ce que ie voy) resister plus longuement. Que si ce terme se passe sans qu’il nous vienne secours du Seigneur, nous ferons selon que vous avez dit. Que chascun ce-pendant s’en retourne à la maison, se mette à recoy, & prie le Seigneur, qui nous assistera.
Deffiance.
    O combien l’affliction des petits touche peu le coeur des grands! Il semble qu’ils se fient du tout en Dieu, tandis qu’ils ont les caves garnies de plusieurs poinçons & vaisseaux de bons vins, mais s’ils avoyent aussi peu de vin que nous d’eauë, il apparoistroit bien tost qu’ils se fient moins en Dieu, que nous ne faisons.
Commune.
    Ie vous en asseure, & vous promets, que les cinq jours passez, on leur fera bien chanter autre note.
Matrone rustique, à genoux.
    Ah! Seigneur Dieu! nous sommes pecheurs, tu es misericordieux, aye pitié de nous: Corrige nostre iniquité par tes verges, mais ne livre pas ceux lesquels invoquent ton sainct Nom, & confessent ta grandeur, és mains d’un peuple qui ne te cognoist point, à fin qu’on ne die entre les Gentils, où est leur Dieu?
Dame noble, à genoux.
    Nos pechez en sont cause, ô Seigneur Dieu. Tu nous punis justement, & nous souffrons à droit. Seigneur, nous perissons si tu ne nous aydes, Haste-toy donc, & nous ayde: Secoure-nous, ô Dieu, & n’oublie pas ta misericorde fidelle. Laquelle tu monstras à la dolente Agar, quand en craignant veoir, par faute d’eauë, la mort de son enfançon, elle apperceut par ta bonté la secrete fontaine de ta grace. Tu monstras aussi ceste tienne pitié à Samson, travaillé & alteré de soif, quand ta benignité fist saillir une eauë douce de la dent moliere d’une orde maschoire d’asne, à fin d’estancher la soif de son ame. Tu l’as aussi monstrée [p. 45] à ton ingrat peuple Israël, quand tu leur fis servir la dure roche, de fontaine liquide, abondante en eauë vive, pour un alegement de leur soif amere. Tu es, ô Seigneur, tout puissant & fidele, le mesme Dieu bening: Nous sommes aussi, helas! ton mesme peuple, bien qu’ingrat; monstre toutesfois aussi à nous povres pecheurs taris & desolez, la grace superabondante de l’abysme immense de ta grande misericorde. Arrouse nous en, Seigneur pitoyable, à ce que les Gentils & payens, appercevant ceste tienne main tout-puissante, l’apprennent à craindre, & que nous ainsi delivrées, puissions exalter, glorifier & magnifier ton sainct Nom à jamais.
Matrone rustique.
    Ainsi soit-il. Ainsi soit-il, Seigneur Dieu.
Continue

L’ACTE TROISIESME REPRE-
SENTE L’ENTREPRISE DE
Iudith.

Scene premiere, de l’Acte troisiesme.

Iudith.  Superiorité.

MA tresnoble, honnorable & sage Dame, peut estre qu’il semblera chose estrange a vostre hautesse, qu’une simple bourgeoise, comme ie suis, ait prins la hardiesse de mander chez elle, celle qui a la souveraine superintendence de ceste ville, & que ie ne me suis plustost transportée vers vous, comme bien je l’entendoye convenir, & l’avoye aussi determiné de faire. Mais apres y avoir pensé de plus pres, j’ay changé ceste deliberation, de peur [
p. 46] d’esmouvoir le peuple, & luy donner quelque occasion de mespriser le Magistrat. Car la chose de laquelle je veux parler à vostre hautesse, est d’une grande faute commise par vous autres. Parquoy le peuple me voyant marcher vers l’hostel de la ville, eust peu concevoir quelque soupeçon, & peust estre qu’à grand peine il eust sçeu estre destourné, sans trouble apparent, d’entrer à la foule en la chambre collegialle. Il vous plaira donc m’escouter, Madame: Le propos que vous avez tenu aujourd’huy devant le peuple, n’est pas droit. Car pourquoy avez vous, en tentant l’Eternel, limité son aide & secours d’un terme de cinq jours? La Creature doit-elle donner Loy à son Createur? Nostre follie peut-elle ordonner temps à la sagesse divine? Une telle temerité audatieuse serviroit-elle pour l’adoucir? non vrayement, mais plustost à l’enaigrir. Nous sommes helas! povres pecheurs, mais le Seigneur est bening & clement. Ayons donc repentance de ceste faute & abus: Humilions-nous devant la face de sa Majesté, & remettons à sa volonté, non à la nostre, le temps de nostre delivrance. Le Seigneur viendra & ne tardera point. Adjoustez seulement foy à sa parole. Il nous a preservez d’errer, & de servir aux Dieux estranges, comme ont fait nos Peres. Et nous a fait la grace de l’avoir seul servi & honnoré jusques à maintenant. Ne nous garderoit-il donc pas aussi de ne tomber, au vitupere de son Nom tressaint, pour estre en opprobre à nos ennemis? Parquoy, Madame treshonnorée, vous qui estes respectée de tout le peuple, luy remonstrerez de quelle patience & constance nos Peres (Abraham, Isaac & Iacob, aussi Moyse, Caleb, & tous les amis de Dieu) ont porté & souffert les afflictions & tentations: semblablement comment ils en ont tousiours à la fin obtenuë une issuë & delivrance salutaire. Et au contraire, combien miserablement les impatiens sont peris en leur infidelité & inconstance: Les uns consommez par le feu, les autres [p. 47] engloutis par la terre, ou bien outragez & devorez par les serpents venimeux. Si est-ce qu’il faut en toute maniere confesser, que nos forfaits sont sans comparaison beaucoup plus grands que la punition divine. Ceste punition donc, nous servira d’instruction, & non de perdition ou ruïne, si nous portons patiemment tout ce que Dieu ordonne, fait & permet venir sur nous. Cecy deviez-vous avoir remonstré au peuple, pour son salut, sans avoir si indiscretement prescrit à Dieu un temps prefix à leur destruction.
Superiorité.
    Il faut que nous confessions, que nous avons failli en cela, & que vostre propos est tant juste, chere soeur, que nous ne vous sçaurions reprendre d’une seule parole. Aussi n’est-ce point d’aujourd’huy que vostre sagesse est cogneuë, mais dés le commencement de vostre vie, tout le peuple a cognu vostre prudence, d’autant qu’un bon coeur a esté formé dedans vous. Mais la Commune est fort pressée de soif, & nous a contraint de faire le serment que leur avons fait, lequel nous ne pourrions pas rompre. Mais vous qui estes femme devote, saincte & craignante Dieu, priez pour nous, à fin que le Seigneur nous envoye de la pluye pour remplir nos Cisternes, & que nous ne perissions point.
Iudith.
    Si vous confessez mes propos estre bons & selon Dieu, jugez donc si ce que i’ay proposé de faire, n’est aussi de Dieu, & priez luy, qu’il vueille confermer mon entreprise. I’ay deliberé de faire un acte qui sera puis apres raconté en tous aages entre ceux de nostre nation. Tenez vous ceste nuict à la porte, quand ie sortiray avec ma servante Abra, à ce que le peuple, par quelque mauvais soupeçon, ne tasche d’empescher mes desseings, mais vienne à en sentir tout bien, estant ainsi que mon entreprinse soit faite à vostre sçeu, & sous vostre licence. Vous ferez aussi prieres au Seigneur, qu’il luy plaise d’icy à [p. 48] cinq jours (comme vous l’avez determiné) regarder son peuple de son oeil pitoyable. Mais d’autant que mon desseing est de si grand poids & importance tant dangereuse, qu’il n’est licite de la communiquer, il vous plaira ne vous enquester de ce que ie veux faire, car aussi bien ie ne le vous declareray point, jusques à ce que j’auray effectué ma deliberation. Seulement soyez ententifs à vacquer en Oraisons.
Superiorité.
    Il sera fait, chere Soeur. Vous plait-il autre chose?
Iudith.
    Non, Madame honnorable. Allez en paix.
Superiorité.
    Demeurez en paix: Le Seigneur de paix soit avecques vous à la vengeance de ses ennemis.



Scene deuxiesme, de l’Acte troisiesme.*

Iudith.

VOila un bon commencement, lequel augmente en moy l’esperance que j’ay que mon entreprise prendra bonne fin. Mais où pourroit-on esperer de trouver un Magistrat tant discret, qui viendroit au mandement d’une femmelette? endureroit d’estre reprins d’une femme? & permettroit se conseiller, instruire & enseigner par une vefve? Vrayement ceste Superiorité se monstre telle, en recevant ma correction sans entrer en cholere. Ce que m’asseure du tout qu’elle aime la verité, cerche la prosperité de la Republique, plus que son honneur ou proufit singulier, chose certainement rare au monde pour le iourd’huy. Mais toy, Iudith, sçaurois-tu aussi donner raison suffisante de ton entreprise? Hola! Regarde bien à l’entour de toy, avant que tu descouvres les secrets de ton coeur, que d’aventure il n’y ait quelqu’un de la famille [p. 49] derriere l’huis qui t’escoute. Non, il n’y a personne. Voila l’huis bien serré. Me voicy maintenant seule & à part moy. Parquoy je veux encores une-fois avant le faict, examiner bien & profondement ma deliberation: La fin en est bonne, à sçavoir, l’honneur de Dieu, & le salut de nostre peuple. Mais le moyen pour y parvenir, à sçavoir, le mentir & la deception, est-ce chose juste? Pourroit bien aussi quelqu’un faire mal, à fin que bien s’en ensuivist? Est-il donc possible que mensonge & abus plaise au vray Dieu & Pere fidele? La chose deffenduë par le souverain Legislateur, pourroit-elle bien estre licite? Il deffend au-moins de mentir & tromper? Il est ainsi. Mais pourquoy? Pour-autant que de soy-mesme cela est si pervers, que personne n’en peut user à droit. Ou plustost, pource que les ignorans (qui sont les plus grands en nombre) n’en sçauroyent bien user. Ceste raison derniere a bonne apparence de verité, mais l’autre nulle: Iahel n’a-elle pas, à son grand honneur, abusé & deceu Sifara l’orgueilleux? Et qui osera blasmer le mensonge & tromperie dont usa nostre mere Rebecca, pour frustrer Esau de la benediction paternelle? C’est chose certaine, que Dieu a fait de grands biens aux Sages-femmes en Egypte, parce qu’elles avoyent abusé de paroles controuvées ce grand Tyran, le Roy Pharaon. Vrayement, si le mentir & le decevoir estoit mauvais en soy, le bon Dieu ne l’auroit point remuneré d’un si grand bien. Il n’est donc de soy ny mauvais, ny bon, ains tel qu’est l’homme qui en use. A sçavoir, bon au bon, qui sagement le met en oeuvre, & mauvais au meschant, qui en besongne imprudemment. Pourquoy doncques ne pourroy-je aussi maintenant mentir & decevoir ce cruel Holoferne à nostre salut? ===Il =Holofernes onder inktvlek]=== nous outrage manifestement, sans l’avoir jamais offensé. Il nous fait la guerre en toute hostilité, sans raison quelconque, & non pas nous à luy: il n’est rien [p. 50] plus clair. Bref, il sçait luy-mesme qu’il est nostre ennemi mortel, parquoy il se doit aussi bien garder de la fraude & ruse de tous ceux qui sortiront nos portes pour aller en son camp, que de nos forces & armes vengeresses. Or s’il estoit ainsi, que Nabuchodonosor fust nostre Roy naturel & Seigneur absolut, & qu’il eust occasion legitime pour nous courir sus & faire la guerre, mon entreprise contre son serviteur seroit du tout inique, car personne ne peut resister, & moins tuer, son Souverain, encore qu’il fust mauvais. Mais il n’est rien de tout cecy: Nabuchodonosor est un Tyran pervers, qui ne peut pretendre aucun droit sur nous. Voire un vray Dragon infernal, qui a lasché ce Loup acharné pour occire les Prophetes, meurtrir les preudhommes & devorer les simples brebis. Ne nous pourrions-nous donc legitimement opposer, soit par force ou par cautelle, à ces bestes devorantes. Qui doubte de l’equité de ceste cause? La parfaite & bonne Loy de nature, mesme la Loy escrite de nos bons Ancestres, ne nous enseigne-elle pas qu’on peut franchement repoulser violence par violence? Et qui de nous-autres a jamais offensé ce Nabuchodonosor, ou son Holoferne? Personne. Ne le fait-il pas à nous? Vrayement si fait. Il nous est donc un Loup assaillant, lequel on peut à bon droit enchasser, prendre & tuer. Oseroit bien quelqu’un nier cela? je ne le pense pas, Desisteroy-je doncques de la mienne bonne & saine entreprise, de laquelle je sçay asseurement que l’entier salut de nostre ville despend? Ia n’advienne: je la poursuivray, & ce me sera une gloire, & à Holoferne une lourde faute à son grand vitupere, s’il advient que le Seigneur permet (comme fermement je le croy) qu’il soit deceu par une femme. Cecy redondera aussi au salut de nostre Nation, & servira pour magnifier le nom de l’Eternel, de ce qu’il aura desfait un guerrier tant belliqueux & redouté [p. 51] par un instrument si fragile comme est la main d’une femme, renversant & aneantissant par elle, l’orgueil superbe d’un homme audacieux. Parquoy je concluray encore au Seigneur, que ma deliberation pourpensée est chose juste & bonne. Et pour l’executer, je m’en vay ores enjoindre à ma chambriere Abra, qu’elle s’appreste, & avec cela tout ce que nous aurons de besoing: Abra, Abra, vien-çà tout incontinent.



Scene troisiesme, de l’Acte troisiesme.

Abra. Iudith.

    Me voicy, ma Dame, vous plait-il quelque chose?
Iudith.
    Tu sçais que je t’aime, & que je me fie en toy, par ce que j’ay experimenté ton service, & ta grande fidelité.
Abra.
    Ie vous en remercie, ma Dame, c’est du bien de vous, & me faites mieux que je ne merite.
Iudith.
    Veux-tu doncques encores demeurer avecques moy, ou t’en veux-tu aller & me delaisser?
Abra.
    Delaisser, ma Dame? Non en bonne foy, si ce n’est par la mort de l’une de nous deux.
Iudith.
    M’en puis-je fier en toy, Abra?
Abra.
    Avez-vous donc quelque soupeçon de moy, ma Dame? Si est-ce que je ne pense, vous en avoir donné tant soit peu d’occasion, aumoins à mon escient.
Iudith.
    Non, mon Abra, mais il y a une chose de grande conse- [p. 52] quence, laquelle j’ay entreprins d’executer au Seigneur, sans la communiquer ny à vous, ny à quelque ame vivante. Veux-tu bien, avec ferme fiance en Dieu, m’assister à cela?
Abra.
    Ie sçay, ma Dame, que vous craignez le Seigneur, & luy obeïssez en tout, parquoy je vous obeïray aussi en tout ce que me commanderez.
Iudith.
    Va donc en mon cabinet & garde-robbe, sans qu’aucun de la famille en sçache rien, & m’appreste incontinent les plus precieux habits que j’ay, mes brasselets, oreillettes, & mes anneaux, ma coiffe, mon carquan, & toutes mes autres gentillesses & menutez qui servent de parement. Commande aux servantes d’accoustrer le baing avec toutes sortes d’unguents precieux, & herbes odoriferantes Puis tu appresteras secretement un flascon de vin, un petit vaisseau d’huyle, un gasteau, du pain impolu, & du fourmage, pour faire encore ce soir ce que je te diray.
Abra.
    Ie le feray en toute diligence, ma Dame.



Scene quatriesme, de l’Acte troisiesme.

Iudith prosternée en terre, mettant de la poussiere,
ou bien des cendres sur sa teste.

SEigneur Dieu, de mon Pere Simeon, qui peux tout ce que tu veux, Regarde maintenant l’armée des Assyriens, comme tu fis jadis l’exercite Egyptien. Ceux-là persecutoyent & poursuivoyent tes serviteurs à pied, à char & à cheval, aussi sont ceux-cy. Mais tu les renversas par ta main tout-puissante, fais aussi le semblable de ceux-ci, Seigneur Dieu des batailles. Esten ton bras, & sanctifie ton Nom glorieux [p. 53] par cest incirconcis, qui de son bras charnel pretend le prophaner. Fay que ses yeux lascifs soyent esblouïs par la splendeur de ma chasteté. Donne force à ma foiblesse, à fin de pouvoir brider son audace en deshonneur. Ce qu’estant fait par une femme, redondera d’autant plus à l’honneur de ton Nom. Car ta force ne gist point en multitude, ne ta puissance en gens robustes & orgueilleux, mais l’oraison des humbles t’est agreable. O Dieu des Cieux, exauce la priere de ton humble servante, qui se fie en toy: Aye souvenance de ta saincte alliance: Mets en ma bouche la parole de ta sagesse: Et conferme les desseings de mon coeur, à ce que ton tabernacle, Seigneur, demeure impollu, & que tous peuples sçachent que tu es seul Dieu, & qu’il n’y en a point d’autre.



Scene cinquiesme, de l’Acte troisiesme.

Abra.  Iudith.

LE baing s’appreste, & sera chaud avant que vous, ma Dame, serez devestuë. Vous y pourrez entrer quand il vous plaira: le temps est bref pour faire ce soir quelque expedition. Toutes les autres choses que ma Dame m’avoit aussi enchargées, sont toutes prestes.
Iudith.
    Cela va bien, ma fille. Tout ce que je te commande, se fait, je l’experimente en toutes choses. Tu trouveras aussi (en cas que le Seigneur me garde) que tout cela se fera, qu’avec raison tu me sçauras requerir.



Scene sixiesme, de l’Acte troisiesme.

Curiosité.  Abra.

DIeu vous gard’, Abra. Vous estes certes l’honneur, l’utilité & le soing de la maison de Iudith, selon le [p. 54] bruict commun. La servante est icy comme la maistresse. Toute bouche louë & prise sa renommée, & mesmes on l’exalte és portes & assemblées, de sorte que le Magistrat se trouve & se transporte aucunesfois envers elle. Ce qu’est encores aujourd’huy advenu, à ce que j’entens. Dont chascun est bien esmerveillé, & dit-on, qu’il y a quelque mystere. L’un devine cecy, & l’autre conjecture quelque autre occasion, Mais je ne pense pas qu’ils en sçachent quelque chose. Vous seule, Abra, entendez, comme je croy, le secret.
Abra.
    Non fay certainement.
Curiosité.
    Comment seroit-il possible? I’estime que vostre Dame n’ait aucune chose sur le coeur qu’elle voulust vous’celer, tant elle se fie en vous, & tant elle vous aime. Si vous vouliez vous fier en moy, vous en sçauriez bien à parler, Si est-ce que vous pouvez bien estre asseurée, ma chere Abra, en cas que vous me le dites, qu’il n’en sera non plus de bruit, que si vous l’eussiez dit à une pierre.
Abra.
    Vous vous abusez m’amie, en deux manieres, à sçavoir, en cela que ma Dame descouvriroit ses secrets à sa chambriere, elle est par trop prudente: Aussi en cela que je divulgueroye son secret, en cas qu’il me fust cognu, car quant à cela, ie suis trop fidele. A Dieu vous dy.
Curiosité.
    Comment, ma soeur, vous en allez vous desia?
Abra.
    I’ay la dedans prou d’affaires, & icy rien qui soit. Vous avez plus beau loisir d’estre oisive que moy, parquoy je m’en vay à ma besongne, vous pouvez, s’il vous plaist, cercher compagnie moins occupée.



[p. 55]

Scene septiesme, de l’Acte troisiesme.

Vefve mondaine.  Curiosité.

VOus voicy donc, Dame enqueste-tout, Dame sçay-tout, & Dame à milles-yeux?
Curiosité.
    Si ie n’estoye icy ou ailleurs, Commere, je seroye, sans doubte, perduë.
Vefve mondaine.
    La perte, à vray dire, en seroit bien petite. Mais, ma Commere, ie sçay maintenant quelque chose, à vous incognuë, ce que peu souvent advient.
Curiosité.
    Sçavez vous donc l’occasion, pourquoy Iudith a mandé le Magistrat à sa maison? Cela m’est encores celé.
Vefve mondaine.
    Et quoy? en avez vous aussi senti le vent? Ba, je croy que vous avez chez vous une chambre Virgilienne, aux quatre coings de laquelle vous pouvez veoir tout ce qui se passe és quatre parties du monde. Ou il faut que vous ayez quelque familier, qui vous revele & rapporte toutes choses.
Curiosité.
    Ny l’un ny l’autre. Mais est-ce merveille que ie sçay ce qui se fait és maisons d’autruy, veu que ie suis peu souvent au logis, & que ie neglige mes propres affaires, pour m’enquester diligemment des negoces d’autruy? Ou ignorez-vous cela?
Vefve mondaine.
    Non, ie le sçay tresbien. Et c’est par cela qu’il n’y a rien que moins vous cognoissez que vous-mesmes, & voz affaires propres.
Curiosité.
    Ca la main, ma Commere, car vous apprenez diligemment [p. 56] l’art dont je suis desia maistresse. Le fourgon ne veut-il pas tousiours estre meilleure que la paelle? Mais dites moy, Commere, sçavez vous pourquoy c’est, que la Superiorité a esté chez Iudith?
Vefve mondaine.
    Cela est bien à deviner. Sa presomption aura mandé le Magistrat pour l’une ou l’autre frivolle. A laquelle la Superiorité, par sa folie, aura voulu adjouster foy, & ainsi avec diminution de son authorité, elle aura honnorée de sa presence ceste belle Damoiselle.
Curiosité.
    Pourquoy interpretez vous tousiours le tout au pis?
Vefve mondaine.
    De peur qu’il ne semble que je soye la pire.



Scene huictiesme, de l’Acte troisiesme.

Fama.  Curiosité.  Vefve.

HO! vous ne sçavez, Compaignes, vous ne sçavez: Iudith est menée prisonniere avec Abra sa chambriere, au camp de l’ennemy.
Curiosité.
    Comment seroit il possible? Elle estoit encores cest apres-disné à la maison. Voire, j’ay moy-mesme parlé à Abra il n’y a point trois heures.
Fama.
    En un heure ou deux se peut faire merveille. Il en est comme je vous dy.
Curiosité.
    Quel malheur les à fait aller là?
Fama.
    La nuict s’approchoit, quand Iudith, parée comme une Deësse, vint avecques son Abra à la porte de la ville. A laquelle estoit la Superiorité, bien estonnée, de la celeste beauté de Iudith. Incontinent s’ouvrit le [p. 57] guichet, puis la Superiorité luy donna la benediction, & le peuple cria: Ainsi soit-il, Ainsi soit-il. Elles sortoyent toutes deux, & sur le champ surent saisies de la sentinelle adverse, & menées au camp de l’ennemy.
Curiosité.
    Voila un cas bien estrange. Mais dites-nous, je vous prie, chere Compaigne, Fama, qu’a fait le Magistrat chez Iudith? A quoy sert ceste sienne parure? Que veut ce sortir de nuict? Il faut vrayement qu’il y ait quelque certain mystere, puis que la Superiorité s’en mesle.
Fama.
    Ie n’en sçay rien, & si n’en ay aussi entendu mot ne demy.
Curiosité.
    Seroit-ce pas pour traiter de paix?
Vefve.
    On trouveroit bien des hommes sçavants pour faire cela.
Curiosité.
    Les femmes y sont quelque fois plus propres. Specialement telles.
Vefve.
    Voire pour appaiser Mars à la façon de Venus. Peut estre que son lict solitaire luy commence à ennuyer. Qui sçait quelle compagnie elle y va cercher.
Curiosité.
    C’est de vostre creu cela, ma Commere.
Fama.
    Telle chose ne luy touche de rien.
Vefve.
    Ce sera doncques ce que je gageray.
Curiosité.
    Quoy, je vous prie?
[p. 58]
Vefve.
    Qu’elle veut fuïr ceste soif mortelle, pour boire franchement le vin qui vivifie.
Fama.
    Sa chambriere estoit chargée d’un flascon de vin.
Curiosité.
    La Superiorité n’auroit garde d’ainsi la laisser sortir, s’il n’y avoit quelque autre chose.
Vefve.
    Elle peut avoir persuadé au Magistrat, qu’ Holoferne, ô Dieux! s’enamourera de sa beauté, & que pour l’amour d’elle, il prendra la ville en grace & mercy.
Fama.
    Cela ne seroit pas chose estrange.
Vefve.
    Soit comme il voudra. Telle hardiesse n’appartient pas à une femme honneste, & pourtant dy-je encore, qu’elle n’est pas si saincte que vous l’estimez. Car certes, si elle estoit telle, elle aimeroit mieux mourir honnorablement avecques nous dedans l’enclos de la ville, que d’aller mettre aux champs sa chasteté en un peril si eminent. I’y mettray ma teste, qu’avant le jour de demain, vous en serez des miennes.
Curiosité.
    I’espere que non, & il m’en desplairoit de sa part. Fama, vole une fois pour nous mettre hors de doubte & appaiser nostre envie.
Fama.
    Il sera fait, & plustost que ne pensez, car pour Fama il n’y a porte ou fenestre close.



[p. 59]

Scene neufiesme, de l’Acte troisiesme.

Garrulité.  Curiosité.  Vefve.  Fama.

QUi que je ne trouve à la porte, ou par les ruës, au moins ie vous y trouve, mes amies.
Curiosité.
    Nous apportez vous nouvelles de Iudith?
Garrulité.
    Ie vien pour en apprendre quelque chose.
Vefve.
    Et bien Fama, estes-vous desia là?
Fama.
    Ie sçay maintenant comment Iudith & sa chambriere ont esté menées prisonnieres au camp. L’avez vous entendu par ceste-cy?
Curiosité.
    Non certes. C’est de vous que nous attendons de l’entendre. Or ne tardez pas, ie vous prie.
Fama.
    De la porte elles marchoyent tout droit & hardiëment vers la sentinelle.
Garrulité.
    Quelle sentinelle?
Curiosité.
    Et du camp, jasarde: N’entendez-vous pas cela? Passez outre, Fama.
Fama.
    La sentinelle les saisit, & leur demanda: qui estes vous? Où allez vous? Et qu’apportez vous?
Garrulité.
    Que respondoit-elle, ie vous prie?
Fama.
    Ie suis (dit Iudith) une fille des Hebrieux, & me suis [p. 60] retirée d’avec eux, pour sauver ma vie. Car j’ay preveu qu’ils vous seront livrez en pillage, d’autant qu’ils sont si fiers & hautains, qu’ils vous desprisent sans se vouloir rendre à vous, pour trouver misericorde. Par quoy je pensay à part moy.
Garrulité.
    Et dea, est-ce icy la vertueuse Dame, qui vous sçait si bien mentir en maistre?
Curiosité.
    He! laissez à Fama parachever son propos. Qu’est-ce, chere amie, qu’elle pensoit?
Fama.
    Ie pensoye (dit-elle) je m’en iray vers le Prince Holoferne, pour luy descouvrir leurs secrets, & luy monstrer le moyen par lequel il pourra bien tost, & sans coup ferir, prendre & dompter ceste ville.
Vefve.
    Il n’y a rien que je croiroye mieux que cela, sçavoir est, qu’elle est sortie pour se sauver, & trahir toute la ville. Il en adviendra tout ainsi, que je vous l’ay predit. Fi, fi, voila vostre saincte Iudith. N’est-ce pas ceste-cy que vous estimiez tant?
Curiosité.
    Vous interpretez tousiours toute chose en bien.
Garrulité.
    Ainsi luy advienne. Vous voulez dire en mal.
Fama.
    La sentinelle loüoit sa prudence.
Garrulité.
    Voire, sa folie.
Fama.
    Ils s’esmerveilloyent tous de sa beauté, & disoyent: Vous avez, ô Dame, vostre vie sauve, & serez, asseurez vous-en, fort agreable & bien venuë à nostre vice-Roy.
[p. 61]
Vefve.
    Ne l’avoy-je pas bien dit? Une belle face fait bien vendre une vile peau.
Curiosité.
    Comment succeda cest affaire, Fama?
Fama.
    Ils la menerent au pavillon d’Holoferne, & luy raconterent ce qu’ils avoyent entendu de sa bouche. Lequel n’eust si tost veu sa tresbelle face, que son fol coeur ne fust espris de son amour. Qui est celuy (disoyent ses Satrapes) qui ne combattroit ce peuple, pour les belles femmes qu’ils ont?
Curiosité.
    Mais que dist alors Holoferne?
Fama.
    Je m’en vay le descouvrir, & ce-pendant vous donneray la bonne nuict.
Curiosité.
    He! & que sera-ce de cecy?
Vefve.
    Quelle autre chose, qu’un plaisir voluptueux pour elle, & un desplaisir lamentable pour nous? A Dieu, je n’en veux plus ouïr parler.
Garrulité.
    Qui est de mauvais naturel, ne peut jamais presumer quelque bien d’aucun.
Curiosité.
    Celuy qui juger veut à droit, la fin de l’oeuvre attendre doit.
Continue
[
p. 62]

L’ACTE QUATRIESME EXPRI-
MANT L’EXECUTION D’UNE
entreprinse dangereuse.

Scene premiere, de l’Acte quatriesme.

Pallaca Holoferni.     Fama.

COMMENT Fama, vous voicy derechef: Il m’est advis qu’a vous seule est permis d’estre soudain dedans la ville, puis tout subit au Camp, & à coup ailleurs. Que disent, ie vous prie, les Bourgeois de Bethulie? Veulent-ils plustost obstinément mourir de soif, que se rendre humblement à la mercy de mon Seigneur, & jouïr librement de sa grace?
Fama.
    La Commune voudroit bien, il y a ja long temps, estre delivrée d’une soif si amere, mais la Superiorité demeure opiniastre. Dites-moy, Madamoiselle, comment vous va de la femme Hebrieuë?
Pallaca Holoferni.
    Sçavez-vous aussi à parler de ceste fine & double piece? le voudroye qu’elle fust au milieu de la mer, & qu’elle eust une meule au col.
Fama.
    Comment cela?
Pallaca Holoferni.
    Il n’y a icy que trop de femmes sans elle. Si tost qu’elle fust venuë en la presence de mon Seigneur, je fus bannie de son coeur. Il se changea tout incontinent comme d’un Lyon cruel en un doux agnelet. Il faut que ce soit une sorciere.
[p. 63]
Fama.
    Racontez-moy, je vous prie, comment le tout s’est passé. Peut-estre qu’elle porte, comme un Basilisque, le venin en son regard.
Pallaca Holoferni.
    Ha, ha, regard, ce n’est pas cela seul. Ceste femme vous sçait jargonner comme un Paroquet. Elle fut menée devant mon Seigneur, lequel estoit assis en son pavillon eslevé, sous un magnifique Ders de pourpre, orné d’or, desmeraudes, & autres pierres precieuses. Où elle luy jetta une oeillade attrayante, se prosternant en terre, & vous tenant une contenance & geste ne plus ne moins, comme si elle y fust venuë pour jouër quelque farce. A quoy elle s’estoit parée comme une Nymphe & Deësse.
Fama.
    Que fist lors Holopherne?
Pallaca Holoferni.
    Que fait le fer quand l’Aimant en approche?
Fama.
    Il se laisse attirer de l’Aimant, & y demeure pendant.
Pallaca Holoferni.
    Tout ainsi se laissa cest homme tant grave, attraire d’une si vile putain, s’y adonnant de coeur & d’ame. Il la fit lever de terre, la regarda benignement, & parla, comme en flattant, à ceste Damoiselle: Aye bon courage, que ton coeur ne soit point estonné, car je ne fey oncques mal à personne qui se voulust assujettir volontairement à Nabuchodonosor. Le mespris de ton peuple envers mon Seigneur, à causé ceste guerre à l’encontre d’eux. Or dy moy, pourquoy tu t’es enfuye d’avec eux, & t’es venuë rendre à nous.
Fama.
    I’ay grand’ envie d’entendre quelle fut sa response.
[p. 64]
Pallaca Holoferni.
    Quelle autre, que d’une cauteleuse flateresse.
Fama.
    Que dites vous? je l’estimoye une Matrone honnorable.
Pallaca Holoferni.
    Et moy, je la tien pour une putain double, caute & rusée. Elle parla du Roy Nabuchodonosor en toute reverence, comme d’un Dieu, & ne faillit aussi de priser hautement mon Seigneur en sa presence, comme seul excellent en l’art militaire, voire tresexpert en toutes sciences, admirable en prouësses, & puissant par dessus tous les autres Princes du Roy. Ceste flatterie l’enlaça subitement en ses rets. Nous sçavons (disoit-elle en outre) les propos d’Achior, & de quelle peine mon Seigneur l’a menacé. Il appert aussi que nostre Dieu est griefvement offensé par les pechez de nostre peuple, de sorte qu’il a predit par ses Prophetes de les abandonner. Et mesmes, ils sçavent bien*qu’ils ont forfait grandement, ce qui leur donne au coeur une frayeur angoisseuse. Outre-ce, ils sont affligez si extremement d’une soif ardente, qu’ils ont deliberé de tuer tout leur bestail, pour en boire le sang (encore que ce leur soit une abomination) & de consumer toutes les choses qui leur sont deffenduës de manger en la Loy de nostre Dieu. Que pourroit-on attendre de cecy, sinon que nostre Dieu les livrera en destruction? qu’ils tomberont és mains de vous, mon Seigneur? & que l’Eternel nostre Dieu, rendra par vous la victoire parfaicte? Cecy a preveu vostre servante, & m’a fait fuïr d’avec eux, pour vous venir annoncer toutes ces choses. Or moy, qui suis vostre servante, crain le Seigneur, & le sers, mesmes icy aupres de vous. Parquoy vostre servante sortira de nuict pour aller en la vallée prier le Seigneur, lequel me revelera le temps qu’il punira les pechez de son peuple. Et adonc je viendray, [p. 65] mon Seigneur, le vous declarer, & vous meneray par le milieu de Iudée, jusques en la cité de Ierusalem, & poserez vostre siege au milieu d’icelle, menant tout le peuple d’Israel comme brebis qui n’ont point de pasteur. Et mesme n’y aura un seul chien qui abbayera contre vous. Car ces choses m’ont esté revelées & denoncées par la providence de Dieu, lequel irrité contre eux, m’a envoyée vers vous, pour les vous exposer.
Fama.
    Voila certainement une vraye adulation.*Et que respondoit-il à cela?
Pallaca Holoferni.
    Rien autre (icy dit entre nous) sinon ce qu’un Prince de fols devoit respondre: Il estoit tout estourdy & transporté d’une louange si flatteuse, voire pris en ses filets amoureux. Car ce blasonnement blandissant ne pleut seulement à luy, mais aussi à tous les gens. Ils exaltoyent jusques au ciel la prudence de ceste causeresse affectée, disant entre eux: y a-il bien encore une femme si belle de face, & si vive d’esprit que ceste-cy, sur toute la terre? Bref, elle seule estoit belle & sage. Il n’y avoit plus nulle comparaison de ceste Damoiselle à moy. Mais j’attendray mon tour, & luy rendray son salaire, si je puis.
Fama.
    Ma foy, ce ne fut pas petit heur pour elle. Poursuivez le conte.
Pallaca Holoferni.
    Il adjoustoit foy à ses paroles, loüoit son entreprise, & promettoit de la faire grande en la maison du Roy, en cas qu’elle accomplist sa promesse.
Fama.
    Je vous remercie, Madamoiselle, de ce recit. I’en ay mon saoul, & m’en vay vers mes amies, mignonnes [p. 66] & compaignes, pour leur en faire part. O qu’elles seront bien esbahiës!



Scene deuxiesme, de l’Acte quatriesme.

Abra.  Pallaca.

QUi auroit osé esperer une si amiable bien-venuë pour une Matrone prisonniere?
Pallaca.
    Et de qui seroyent recusées les fines & effrontées putains comme elle est?
Abra.
    Quoy! y a-il là quelqu’un? O Madamoiselle, n’ayéz pas telle opinion de nous.
Pallaca.
    Si vostre Dame ne cerche le jeu d’amours, à quelle fin vient-elle donc icy tant fardée, & superbement parée? Qui a mandé icy ceste sorciere d’hommes? Qu’a elle à faire icy? N’a-elle plus de besongne chez soy?
Abra.
    Ce qu’elle y a à faire, m’est incognu, Madamoiselle. Mais qu’elle ne demande aucune accointance d’homme, de cela suis-je bien asseurée.
Pallaca.
    Celle qui ne demande point le masle, doit demeurer en sa maison.
Abra.
    Elle a icy à faire.
Pallaca.
    Voire avec hommes, pour captiver leurs coeurs, les rendre fols, & les priver de leur bon sens. Et va, va, vous n’estes qu’un tas de courtisanes lascives.



[p. 67]

Scene troisiesme, de l’Acte quatriesme.

Abra.

CEste femme semble estre insensée. O qu’elle cognoit bien peu ma Maistresse! Il faut que ce soit la concubine d’Holoferne, de qui elle craind perdre la faveur, à cause de la beauté de ma Dame. Mais quand tout est dit, je ne sçay quelle chose la peut avoir meuë de venir icy. Si est-ce qu’elle craind Dieu, parquoy je tien pour tout asseuré, qu’elle l’a fait, non selon le sien, ains suivant le vouloir de Dieu. Il est avec elle, je le voy: car il luy a fait trouver grace devant le Vice-Roy. Ne la fist-il pas mener courtoisement au lieu où estoit sa vaisselle d’argent: & commanda qu’on nous apprestast illec à manger de ses viandes, & qu’on nous fist boire de son vin? Mais quelle pieté a monstré ma Dame en cest endroit! Il ne m’est, disoit-elle, pas licite selon nostre Loy, de manger de vos viandes, mais je mangeray de ce que j’ay apporté quant & moy. Lors Holoferne luy dist: Et quand ce que vous avez, defaudra, que mangerez-vous adonc? Si le Seigneur vit, disoit-elle, je n’auray point achevé de manger ce quej’ay, que le Seigneur n’aura fait par ma main tout ce qu’il a deliberé. Seigneur Dieu, que peut estre cecy? Et pourquoy peut-elle avoir requis de pouvoir aller de nuict prier hors du camp? Ce qu’aussi luy a esté octroyé.



Scene quatriesme, de l’Acte quatriesme.

Iudith.  Abra.

    Où es-tu, Abra?
Abra.
    Me voicy, ma Dame.
[p. 68]
Iudith.
    Allons faire nos prieres & oraisons en la vallée de Bethulie, aupres de la fontaine, en laquelle aussi ie me veux laver.
Abra.
    Ie vous suivray, ma dame, car i’apperçoy que toutes choses succedent bien à ceux qui craignent Dieu.
Iudith.
    A quoy l’apperçois-tu, Abra?
Abra.
    Pourroit quelqu’un attendre de l’ennemy telle caresse, courtoisie & humanité? Ie cuidoye, voire craignoye, qu’on vous eust traitée vilainement, ma Dame, & ie voy au contraire, qu’aucun mal ne vous advient. Et que plus est, qu’on vous permet aussi de passer de nuict, sans empeschement ny encombrier quelconque, les gardes du Camp.
Iudith.
    Qui en Dieu se fie, est bien-heureux. Et à qui Dieu veut aider, nul ne luy peut nuire. Cecy a monstré tousiours le Dieu fidele à ceux qui se confioyent en luy. Et cecy nous monstre aussi maintenant benignement sa grande bonté. Dequoy il nous convient le remercier & l’invocquer d’une ferme confiance. Voicy la fontaine, lavons nous.
Apres s’estre lavées, se mettent à genoux.
    O Dieu de nos Peres, beneit soit ton sainct Nom, de ce que tu as daigné inspirer ton indigne servante, d’entreprendre chose qui tende à la delivrance de ton peuple oppressé, à l’abaissement de tes ennemis hautains, & à la gloire de ton Nom magnifique. Renforce aussi maintenant, ô Seigneur, mon coeur, & execute par ton bras puissant en moy, l’acte, dont mesme tu as formé en moy le vouloir: Seigneur, secoure-nous. Tu veux & peux seul aider à tous ceux qui se deffient [p. 69] d’eux-mesmes, & se confient du tout en toy. Ainsi soit-il.
Apres estre relevées.
    Escoute Abra: la tentation est ores prochaine, maintenant sera esprouvée ta fiance en Dieu, & ta loyauté envers moy. Porte-toy doncques droitement & constamment: car en ceste nuict l’entreprinse sera tentée.
Abra.
    Ah! chere Dame, que sera-ce?
Iudith.
    Ne crain point, Abra, ains jette avecques moy ta fiance en Dieu, qui par nous executera ceste nuict chose grande.
Abra.
    Commandez seulement ce qui est en mon pouvoir, & i’obeïray, encore que ce fust d’aller à la mort.
Iudith.
    C’est aujourd’huy le quatriesme iour que nous sommes icy, & tu scais que Dieu nous a gardées chastes & impolluës. Holoferne a fait apprester pour ce soir un convive, & m’a mandé, que ce seroit grande vergogne aux Assyriens, de laisser en aller d’avec soy une femme, sans communiquer avec elle. Parquoy il m’a requis d’aller volontairement vers luy, & ne desdaigner sa couche, & qu’à cest effect i’allasse souper ce soir avecques luy, pour boire le vin joyeusement.
Abra.
    Helas, ma Dame! C’est ce que dés le commencement j’ay tousiours craind avec une anxieté douteuse. Ah, en sommes nous là? Quelle response luy a baillé ma Dame? Le prier des grands est commander à bon escient. Et puis, ma Dame est en ses mains.
Iudith.
    Non pas, ains és mains de Dieu.
[p. 70]
Abra.
    O ma Dame, je ne voy icy point d’issuë pour nous.
Iudith.
    Si fay bien moy. Fie-toy en Dieu, il y pourvoira. Au plus grand peril le plus souvent son assistence apparoist.
Abra.
    Mais qu’a respondu ma Dame, au Chambrelan Bagos?
Iudith.
    Qui suis-je moy (fut ma parole) que je refuseroye quelque chose à mon Seigneur? Ie feray tout ce que luy plaira. Ce qui plaist à mon Seigneur, cela m’est aussi agreable. Voila ma response, Abra. Or tu feras ce que je te diray: Nous avons la viande que ce soir je dois manger à sa table, je sçay que tu l’as apprestée avant que de venir icy, parquoy tu n’as que faire là dedans. Car là où je seray assise à table aupres de luy & ses Capitaines, il n’y aura faute de serviteurs. Tu demeureras doncques devant la tente, en laquelle Holoferne dort, où tu ne feras rien qu’attendre ma venuë. Pren garde à cecy, Abra, sans y faillir aucunement, ne t’amuser à quelque autre chose, d’autant que Dieu, nostre Cité & moy te sommes en recommandation.
Abra.
    Il sera fait, ma Dame, fiez vous y hardiement.
Iudith.
    Aussi fay-je, & m’en vay là dedans. Seigneur, dresse mes pas.



Scene cinquiesme, de l’Acte quatriesme.

Abra.  Pallaca.

    Seigneur Dieu, en quel peril est ma bonne Dame!
[p. 71]
Pallaca.
    Elle en sçaura bien tost à parler, ie t’en asseure.
Abra.
    Ie ne parloye pas à vous, Madamoiselle.
Pallaca.
    Ie parle à toy, belle Dame, orde maquerelle que tu es. Ne sçavois-tu trouver autre foire pour vendre une si jente Courtisane?
Abra.
    Ie ne me mesle pas de tel affaire, Madamoiselle. Ma Dame est femme honneste, mais vous en dites ce qu’il vous plait.
Pallaca.
    Ce qu’il me plait? Il me plairoit bien de te prendre une fois par ta teste teigneuse, si ie n’avoye horreur de me harper à une tant vile goujarde. Ose-tu bien me nier ce que ie voy devant mes yeux? Ta belle Dame (est-ce honneste que tu l’appelles) n’est-elle pas assise là dedans à la table de mon Seigneur, banquetant avecques luy? N’est-ce pas là l’avant-jeu d’amourettes? Vah! qu’il me faut veoir & souffrir cecy d’une chienne Hebrieuë! A my-nuict entre ses bras, & cela souloit estre ma place. Hei! S’il estoit en mon pouvoir, ie la traineroy du lict par ses vilaines tresses. O si on ne me fermoit hors de la chambre, ie gage bien que ie luy monstreroye à beaux coups de poing, que c’est d’enforceler l’amy d’un autre. Mair c’est en vain, on a deffendu à la garde de me laisser entrer. O quelle triste departie me causera la venuë de ceste putain Iudaïque! Il m’aimoit comme son coeur propre, il ne pouvoit estre sans moy, & faisoit tout ce que ie desiroye, souhaitoye & imaginoye. Mais si tost que ceste lice Israëlite*est entrée chez luy, i’ay esté abandonnée & bannie de [p. 72] luy. Souffriroy-je ceste injure? Ne me vengeroy-ie pas de ce tour despiteux? Vrayement si feray, encores que je luy deusse faire avaller un morceau, apres lequel elle n’en gouteroit point d’autre. Mais qui pourroit endurer telle chose? O Holoferne, je n’attendoye pas cecy de vous! Comment pourroit aussi un homme eschapper les rets de l’attrayante flatterie d’une Courtisane tant caute, double & rusée qu’est ceste-cy? Parquoy ie luy pardonne & quite la faute, mais à elle, non. le luy feray quiter la vie, s’il m’est possible.



Scene sixiesme, de l’Acte quatriesme.

Abra.

LA se peut veoir, quels troubles engendre l’amour charnel. O combien la jalousie est vindicative! Ceste femme enrage & creve d’ire. Son coeur inconstant ne permet pas que le corps soit quelque part à repos. Elle craind là où il n’y a que craindre. Ma Dame ne cerche pas tel party, mais le fol amour est tousiours plein de soupeçon. Holoferne, à dire vray, se monstre un peu trop inconstant: mais qui est l’homme qui n’en face ainsi? La femme veut estre trompée, qui adjouste foy au beau parler des hommes: car si tost que la volonté est accomplie, l’amour est esvanouï. Adonc voudroit-on veoir transformées en liévres fuyarts, celles que paravant on adoroit, caressoit & cherissoit comme Deësses. Tout amour humain est ainsi que l’homme mesme, variable & inconstant. Celuy qui aime quelque personne, est incertain s’il sera aimé d’amour reciproque. Et s’il advient quelque fois qu’ils s’entrayment du commencement, cela bien souvent ne dure guere, ains se tourne communement en une haine fascheuse. Alors le baston separe, comme on dit, ce que Venus avoit assemblé, & à donc vient-on à chanter, pour un plaisir mille douleurs, sentant pour une [p. 73] courte joye, une longue peine: pour un faux plaisir, un vray desplaisir: & pour une amitié temporelle, une malvueillance eternelle. Il en va tout autrement de l’amour qu’on a envers Dieu: La personne qui aime Dieu, est asseurément aussi aimée de Dieu, ouy d’un amour plus ferme. Cecy est chose certaine, car cest amour de Dieu est, comme la bonté eternelle, entierement immuable. Quelle comparaison y a-il donc de la beauté fragile & plaisir volage des viles creatures, à la beauté durable & joye perpetuelle, de la tresdigne, tout-puissante & souveraine bonté, laquelle mesme est Dieu? Nulle. N’est-ce donc pas une folie insensée, que l’homme donne plustost son coeur à une personne desloyale, vile & perissable, qu’au Createur eternel, tresdigne & tout loyal?



Scene septiesme, de l’Acte quatriesme.

Abra.  Iudith.

HOla! Ce sont coups que j’oy. Paix! voicy ma Dame qui vient, & quoy?
Iudith.
    Viste, Abra, fourre cecy en ta malle.
Abra.
    Ai-my, ma Dame, c’est une sanglante teste d’homme!
Iudith.
    Tay-toy. Fourre dedans. Suy & cache ta malle sous ta robbe, tant que nous ayons passé les gardes. Le Seigneur aujourd’huy a besongne* puissamment au salut d’Israël. Tout va bien encore, nous sommes passées le corps de guarde, & nous voicy pres de la sentinelle, laquelle aussi ne nous dira rien, cuidant que nous allions àl’accoustumé à nos oraisons & prieres.
Abra.
    Il nous voit bien, ma Dame, & nous laisse passer.
[p. 74]
Iudith.
    Dieu est avecques nous, qui sera contre nous? Nous approchons la porte. Hola, Portier? Viste, ouvre incontinent, ouvre sans aucun dilay.
Abra.
    Ils nous oyent & vous cognoissent, ma Dame. I’oy les clefs à la serrure. Voila la porte ouverte.
Iudith.
    Loüé soit le Seigneur, qui nous a gardées en allant & retournant, qui par moy a executé son entreprise, au salut de son peuple, & à la destruction de leurs ennemis.
Abra.
    Ainsi soit-il. Ainsi soit-il.
Continue

L’ACTE CINCQUIESME REPRE-
SENTE UNE VICTOIRE
merveilleuse.

Scene premiere, de l’Acte cincquiesme.

Curiosité.  Fama.


C’EST merveille que Fama tarde tant à venir vers nous. Elle a toutesfois semé quelque bruit du retour de Iudith. Ha! voila qu’elle vient.
Fama.
    O que vous m’attendez en grande devotion, Ne faites vous pas, ma Compaigne?
Curiosité.
    Tout ainsi que le patient ou malade attend le Medecin. Estant en bonne convalescence, il n’y a personne qui demande quelque alteration en son corps. Mais [
p. 75] quand on est tourmenté de quelque maladie penible, c’est alors qu’on est bien curieux. Et qui est celuy qui n’attend alots quelque changement? Ie dy, changement de maladie en santé? Voila, chere Compaigne, la cause pourquoy tant je tracasse, trote & cours à la porte, & deçà & delà. Qui est-ce aussi qui n’auroit maintenant envie d’entendre quelques bonnes nouvelles? Ne sommes-nous pas au milieu des plus grands perils? Ce fervent desir, ô Fama, vous ouvre deux fois autant d’oreilles que vous avez de langues. Et cecy vous charge aussi de tant de peines.
Fama.
    Il est ainsi, & notamment en temps de guerre, comme maintenant. Alors je n’ay aucun repos de jour ne de nuict.
Curiosité.
    Adonc vous nous apportez & amenez des sacs & des navires pleins de nouvelles, voire des bourdes à chartées.
Fama.
    Que je ne sonne pas tousiours verité, la faute n’est pas mienne.
Curiosité.
    A qui donc?
Fama.
    Au peuple.
Curiosité.
    Vostre fait dependroit[*?r?]-il de la faute ou de l’abus du peuple?
Fama.
    Ne feroit-il point? Les oreilles du peuple sont d’un naturel bien different. Ce que ie dy au gré d’une oreille, cela desplait à l’autre. Et de ceste diversité se distille alors (comme d’une fournaise d’Alchemiste à [p. 76] plusieurs alembiqs) le retentissement divers des bouches du peuple. Chascun divulgue le bruit qui vient de moy, à la fantasie. Car tout ainsi qu’un chascun voudroit bien veoir la chose, ainsi est-ce qu’il la raconte aux autres, y adjoustant tousiours, ou en diminuant à son appetit, voire la depeind aussi de telles couleurs, qui mieux luy plaisent. Apres quoy chascun la croit encore, comme volontiers il la verroit.
Curiosité.
    Vostre dire a bonne apparence de verité, Fama. Mais dites-moy ma favorité, qu’est-ce que Iudith a expedié, j’ay grand envie de le sçavoir.
Fama.
    Oyez, la trompette de la ville sonne, elle-mesme le viendra racomter. Voicy la Superiorité, & voila Iudith aussi. Escoutons la harangue qu’elle fera.



Scene deuxiesme, de l’Acte cinquiesme.

Iudith. Superiorité avec son train.  Commune.  Dame noble.  Matrone rustique.  Curiosité.
Fama.  Abra.

BEnissez & louëz le Seigneur nostre Dieu, qui ne delaisse jamais au besoing ceux qui ont leur refuge à luy, & se confient en sa parole. Il n’a point destourné sa misericorde de la maison d’Israël, mais a par ma main navré en ceste nuict nos ennemis. Voicy la teste d’Holoferne, le General de l’armée des Assyriens. Voila aussi la garniture de son chalit, auquel il dormoit en ses yvroigneries, & auquel le Seigneur l’a occy par la main d’une femme. Le Seigneur vit, l’Ange duquel m’a gardée en allant d’icy, estant là, & retournant par deçà, sans permettre que sa servante fust donnée en pollution. Il m’a ramenée & renduë à vous en liesse, sans aucune tasche de vice ou peché, à sa [p. 77] gloire, à ma felicité, & à vostre delivrance. Parquoy louëz tous le Seigneur, car il est bening, & sa misericorde dure eternellement. Où est maintenant Achior, qu’il vienne icy.
Commune.
    Loùˆé sois-tu, ô nostre Dieu, qui as aujourd’huy destruit & aneanti les ennemis de ton peuple.
Superiorité.
    O fille, vous estes beneite devant le Dieu souverain par dessus toutes les femmes de la terre. Et beneit soit le Seigneur Dieu, Createur du Ciel & de la Terre. Lequel vous a adressée à frapper la teste du Capitaine de nos ennemis, & a aujourd’huy eternisé vostre Nom en tout honneur. De sorte que vostre louange durera perpetuellement en la bouche de toute nation qui aura souvenance des merveilles du Seigneur, d’autant que vous avez exposé vostre ame au peril de la mort, pour la delivrance & vie de vostre peuple. La cheute duquel vous avez prevenu, en cheminant droit devant nostre Dieu.
Matrone rustique.
    Amen, Amen.
Dame noble.
    Ainsi soit-il.



Scene troisiesme, de l’Acte cinquiesme.*

Achior.  Iudith.  Superiorité, &c.

MA Dame, qui m’a fait appeller, est-elle icy? Luy plait-il rien de moy?
Iudith.
    Ouy, Achior. Le Dieu d’Israël, duquel vous avez tesmoigné, qu’il prend vengeance de ses ennemis, a en ceste nuict occy par ma main, le chef de tous infideles. Ce que vous cognoistrez estre veritable, par ce [p. 78] que verrez icy la teste mesme d’Holoferne, qui par son orgueil & mespris vous menaçoit de la mort. Disant, quand le peuple d’Israël sera destruit, alors aussi le glaive des Assyriens transpercera vos flancs. Voyez-là, Achior.
Achior.

    Vah! qu’est-ce que je voy? Voilà la teste d’Holoferne. He!
Superiorité.

    L’homme se pasme d’estonnement. Qu’on l’aide, qu’on le leve.
Achior.

    Vous estes digne d’estre loüée par tous les tabernacles de Iacob. Et tous peuples, entre lesquels vostre renommée sera entendue, en loùˆeront le Dieu d’Israël.
Iudith.
    Or, mes freres, escoutez maintenant mes propos: Prenez-moy ceste teste, & la pendez au plus haut Creneau des murailles. Et incontinent que le jour commencera de poindre, & que le Soleil se levera, chascun de vous prendra ses armes, & ainsi sortirez-vous de la ville avecques grand cry & bruit, comme voulants descendre en la plaine sur la garde des Assyriens, sans toutesfois y descendre. Alors iceux prenans leurs armes, s’en iront en leur Camp, pour esveiller les Capitaines de l’armée Assyrienne. Lesquels courront adonc à la tente d’Holoferne, dont ils ne trouveront que le tronc roulé en son sang. Ce qui les rendra surpris de grande frayeur. Et puis quand vous les verrez fuïr devant vous, poursuivez-les courageusement, car le Seigneur les brisera sous vos pieds.
Superiorité.
    Il sera fait. Sus, que chascun s’appreste vistement.



[p. 79]

Scene quatriesme, de l’Acte cinquiesme.

Curiosité.  Abra.

ABra m’amie, arrestez-vous un peu, je vous veux demander quelque chose.
Abra.
    Et quoy?
Curiosité.
    Le Seigneur a fait merveille en* ceste nuict par la main de vostre Dame. Et par sa confiance en luy, it nous a tous sauvez. Cecy est tout notoire à un chascun, mais personne ne sçait comment il s’est fait, qu’une femme a sçeu executer un tel acte? Oster la teste d’un Vice-Roy, oncques ne fut ouy chose pareille! Recitez-le nous, je vous prie, si vous le sçavez.
Abra.
    Ie le sçay, & mesmes par la bouche propre de ma tresvaillante Dame.
Curiosité.
    Ne le nous celez donc pas. Comment s’est-il fait?
Abra.
    Holoferne cuidoit dormir ceste nuict avecques ma treschaste maistresse, & à ceste fin avoit-il fait apprester un banquet bien sumptueux. Chascun y fut alaigre & s’enyvra, mesme le Prince Holoferne. La mynuict venuë, chascun lassé de boire, s’en va d’une jambe tremblante, en tastonnant des mains, se mettre à repos en sa tente. Le chambrelan Bagos ferma la chambre d’Holoferne, & ma Dame là dedans, laquelle s’y trouvant seule avec Holoferne, ja estendu sur son lict, tout assopy d’un somne bien profond, par l’abondance du vin qu’il avoit beu, & sçachant que ie l’attendoye, suivant son commandement, devant la tente, elle marcha vers la couche, en disant à chaudes larmes en silence ainsi: O Seigneur, Dieu de toute [p. 80] uissance, regarde à ceste heure sur les oeuvres de mes mains, pour delivrer ton peuple selon ta promesse, à fin que ie puisse achever ce que j’ay creu de pouvoir accomplir par toy, à l’exaltation de Ierusalem ta Cité,
Curiosité.
    Cela estoit une bonne oraison, & puis?
Abra.
    Elle s’approcha de la colomne du chevet de son lict, deslia son espée y pendante, la desgaina, & empoigna de l’autre main les cheveux de sa teste, en disant: Fortifie-moy à ceste heure, Seigneur Dieu d’Israël. Et frappa sur son col deux-fois de toute sa force (lesquels coups j’oyoye avecques tremeur) tellement qu’elle luy emporta la teste, laquelle elle enveloppa en la garniture de sa couche, & roula sa pasle charoigne en son sang. Puis un peu apres elle sortit, & me donna la teste sanglante (laquelle vous venez de veoir) me commandant de la mettre en la malle, & ainsi nous en sommes-nous revenuës au travers de toutes les gardes.
Curiosité.
    De quelle maniere? La garde vous laissoit-elle ainsi à deux passer franchement.
Abra.
    Ma Dame avoit prudemment practiqué cela par avant. Car elle avoit sollicité & obtenu licence, d’aller toutes les nuicts avecques moy, pour faire son oraison hors du camp, d’où chasque fois nous retournions au camp. Et par-ainsi la garde (qui avoit commandement de nous laisser aller & venir) cuidant qu’à ceste derniere fois nous allions à l’accoustumé, & que deussions retourner incontinent au Camp, fut deceuë & abusée.
Curiosité.
    O bonne deception! O tromperie salutaire! & louable abus! N’a pas le Seigneur par là sauvé les innocens, [p. 81] & destruit le Tyran. Hola! Il me semble que j’oy quelque bruit. La meslée s’attachera, il faut que j’en soye, mais d’assez loing, & de l’oeil seulement.
A Dieu, Abra.



Scene cinquiesme, de l’Acte cinquiesme.

CEste Scene ne se fera que de bruit, de tambours, trompettes, harquebouses, cris & hurlemens. Curiosité & autres bourgeoises seront aux Creneaux.



Scene sixiesme, de l’Acte susdit.

Fama.  Curiosité.

    Victoire, victoire. Paix, paix.
Curiosité.
    O deux nouvelles, les plus souhaitables!
Fama.
    Et d’autant plus qu’elles estoyent moins esperées. Un de nos gens en a chassé mille de nos ennemis. Chose oncques ouïe.
Curiosité.
    Que nous oyons, je vous prie, ceste histoire admirable.
Fama.
    Tresvolontiers: Nos ennemis ont esté tous saisis d’une peur effroyable, & au contraire, à nos gens redoubla & creut le courage.
Curiosité.
    Il en est doncques allé, comme si un petit chien abayant eust chassé mille liévres?
Fama.
    Ne plus ne moins. Car ainsi que les nostres n’estant seulement qu’une poignée de gens, sortoyent de la [p. 82] ville, les Assyriens se sont mis à crier: Les souris de Bethulie sont sorties de leurs tanieres, & nous osent provocquer à la guerre.
Curiosité.
    Les souris de Bethulie servoyent toutesfois, à ce que j’enten, de chats contre les rats d’Assyrie.
Fama.
    Aussi faisoyent-elles. La tente d’Holoferne fut environnée de ses Capitaines & Officiers, mais nul d’iceux ne l’osoit esveiller, cuidant qu’il tenoit encore Iudith entre ses bras. Bagos n’oyant aucun bruit, y entra, marcha vers la couche, frappant tout doucement en ses mains, & voyant que personne ne se mouvoit, il s’approcha du lict, & tira les courtines. Lors voyant le tronc d’Holoferne roulé en son sang, il s’escria d’une voix espouvantable: au meurtre, au meurtre, nous sommes tous trahis. Il deschira ses vestements, vint au tabernacle de Iudith, & ne la trouvant point, saillit hors vers les Colonnels, Capitaines & autres, criant: une femme Hebrieuë a deshonnorée & rendu confuse la maison de Nabuchodonosor. Car voicy Holoferne git en terre sans teste, & la femme Hebrieuë ne se trouve point.
Curiosité.
    Que firent adonc les Colonnels & Capitaines?
Fama.
    Ils deschirerent tous leurs vestemens, & regarderent piteusement les uns les autres. L’estonnement dont ils furent saisis à l’improveu, leur osta tout conseil, & leur mit au coeur une anxieté si affreuse, que par tour le Camp ne fut ouy qu’un cry hideux & hurlement espouvantable.
Curiosité.
    Comment se maintenoit la populasse?
[p. 83]
Fama.
    Comme gens effeminez: Le coeur leur failloit entierement de veoir leurs chefs si timides, abattus & despourveus de conseil. De sorte qu’ils prindrent leur refuge & confiance, non aux armes, ains à la fuite, & ce d’une si grande pusillanimité & peur, que l’un ne sonnoit mot à l’autre. Mais jettans tous, qui cy, qui là, leurs armes, & tout ce qu’ils avoyent, se mettoyent à teste baissée à prendre chascun tel chemin qu’ils pouvoyent, taschans seulement par mons & par vaux de se cacher devant les Hcbrieux (qu’ils voyoyent venir contre eux armez, & embastonnez) à fin de pouvoir sauver leurs vies.
Curiosité.
    Et Israël, comment s’est-il maintenu?
Fama.
    Les plus aguerris, voyants l’ennemy prendre la fuite à vau-de-route, les poursuivirent d’une grande huée & bruit de trompettes, tuants & pillants tous les Assyriens esgarez qu’ils pouvoyent attrapper: Et puis les autres bourgeois & inhabitans de Bethulie voyants cela, louërent Dieu, & se transporterent au Camp, lequel ils s’accagerent, & pillerent les richesses qui n’estoyent point petites, puis s’en retournerent chargez de ce butin. Infini est le nombre des bestes, & inestimables sont les tresors qu’ils y ont trouvé. De sorte qu’ils sont tous riches depuis le plus grand jusques au plus petit. Mais à Iudith a esté donnée toute la vaisselle, tous les joyaux, & toutes les choses precieuses qu’on ait trouvé appartenir à Holoferne.
Curiosité.
    O changement joyeux! d’une estroite destresse en une bien ample liesse! D’une necessité disetteuse en une affluence abondante! & du plus eminent peril de la mort, en un triomphe tant inesperé.
[p. 84]
Fama.
    Voire aussi d’une guerre ruïneuse & deplorable, en une paix prouffitable & bienheureuse! Car le camp ennemy n’a esté si tost mis en route & espars, qu’on n’ait veu venir triumphamment de delà les monts l’amiable, tranquille, joyeuse & souhaitable Paix, comme despenciere, voire Princesse de toutes richesses terriennes, & de toute opulence mondaine. Elle estoit accompaignée d’une multitude de vierges, douces & plaisantes, nommément de la Concorde-puissante, Fidelité-loyale, Asseurance-libre, Commerce utile, Prosperité & felicité mondaine.



Scene septiesme, de l’Acte cinquiesme.

Curiosité.  Commune.  Iudith avec une compa-
gnie de femmelettes portant couronnes &
branches d’Olivier.

    Voicy derechef la femme virile.
Commune.
    Voila Iudith la bienheureuse. Vous estes vrayement l’exaltation de Ierusalem: la vraye gloire d’Israël, & la magnificence honnorable de nostre nation. Car vous avez virilement fait. Dieu a renforcé vostre coeur, par ce que vous avez aimé la chasteté. Et tel a esté le bon plaisir de Dieu, parquoy vous serez benite à tout-jamais. Ainsi soit-il.
Iudith.
    Non point à moy, mais au Seigneur, soit honneur, louange & gloire. Or chantons à Dieu un nouveau cantique, & nous esiouïssons en luy eternellement.

FIN.

Continue
[
p. 85]

Cantique de Iudith, sur le chant du
Pseaume 9.

NOn point à nous, ô bon Seigneur,
Mais à ton Nom seul soit l’honneur.
Cest toy qui l’homme aux enfers menes,
Puis tout soudain tu l’en ramenes.


    (5) Assur ton peuple a desprisé,
Et son bras roide a seul prisé,
Se vantant fort de bien tost rendre
Ta gent à mort, ta ville en cendre.

    Mais toy, mon Dieu, y as preveu,

(10) Et ton peuple à ton secours veu,
Au plus dur temps de sa destresse,
Monstrant ta force en ma foiblesse.

    Voila comment Dieu immortel
Sa grand vertu monstre au mortel,

(15) Non par la main d’homme robuste,
Ains par la foy de Femme juste.

    Une Vefve humble & chaste aussi,
S’orna d’habits & d’or ainsi,
Que par beauté elle a ravie

(20) Au Vice-Roy l’audace & vie.

    Adonc tout l’ost s’enfuit desfait:
Le famelic, povre & desfait,
Le saoul & gras tuë*& deschasse,
Et au petit le grand fait place.


[p. 86]
    (25) C’est l’Eternel qui l’humble & bas
Ainsi esleve, & met embas
Le fier Tyran, & ceux qu’il hante,
Qu’à jamais donc son los on chante.

    Et toy, Commune, en ce pourpris,

(30) Qui pour ton bien guerre as empris,
Laisse ton Prince en Iudith faire,
Lors finira bien ton affaire.




CONCLUSION.

Allegorie.  Docilité.

C’Est icy, à mon advis, que je suis appellée. Ouy. Voila Docilité. Dites moy, ma fille, y a-il icy quelqu’un qui me demande?
Docilité.
    Treschere & treshonnorée maistresse, esprit, ame & vie de l’histoire, toute ceste notable assemblée vous demande: Elle a envoyé vous querir, & vous attend en bonne devotion.
Allegorie.
    Qu’est-ce qu’il leur plait?
Docilité.
    Ils ont icy veu & ouy l’histoire de la virile Iudith, exhibée selon la lettre, & maintenant voudroyent bien entendre sommairement le sens spirituel qui y peut estre compris & caché, à fin d’en pouvoir user à leur plus grande edification.
Allegorie.
    C’est mon office cela, & ne le refuse à personne qui [p. 87] le requiert, ains le fay tresvolontiers & de bon coeur. Que chascun donc m’escoute ententivement. Ie declareray en peu de paroles le mystère d’icelle:
    L’Esprit humain sentant l’angoisse plaintive du jugement de Dieu, employe toute sa force pour opprimer l’accroissement des sainctes vertus qui ne le veulent reverer, ny adorer ses opinions imaginaires, mais à la fin, la vigilante foy (engendrée par l’audience de la parole de Dieu) estant vefve de l’oubliance des graces divines, & entierement destituée de la souvenance de son propre, venant à confesser & louër le Seigneur, met à mort ceste faulse force d’oppression par ses propres armes de l’arrogante science charnelle, au salut de la lignée d’Israel.
Docilité.
    Voila bien une bonne & briefve explication. Mais ne la pourroit-on pas amplifier ou approprier au cours du temps present, au contentement de ceux qui ne sçavent bonnement comprendre chose si profonde.
Allegorie.
    Si feroit dea, s’il leur plaisoit encores autant de temps me prester l’oreille en patience.
Docilité.
    Sans doute aucune.
Allegorie.
    Quand Nabuchodonosor, qui vaut autant à dire, que complainte du jugement oppressant, vint à estre si audacieux, qu’il se voulut mettre en la place de Dieu, (comme ordinairement font tous Tyrans) pour commander aux consciences de la nation Hebraïque. Ce peuple fidele ainsi opprimé, se print à gemir & se plaindre de ce jugement presumptueux. Lequel l’accabloit d’une indicible frayeur & angoisse par son Lieutenant Holoferne, l’execution & persecution qui se fait contre la Religion divine, non par voye de Iustice, ains [p. 88] par force & violence. Cestuy-ci environna & assiegea de tous costez la ville de Bethulie, je dy la maison procreée de Dieu, qui est la congregation des fideles, ou bien l’Eglise Chrestienne, faisant par ses gardes & soldats, les mouches, espiës & faux rapporteurs, couper & occuper les conduits d’eauë, & la fontaine du libre exercice de leurs ceremonies mystiques, qui gisoit hors de la Cité (comme ainsi soit que la pluspart du Commun est une gent, qui n’a chez soy la vraye source dont sourdent & saillent les ruisseaux de vie) ne plus ne moins que le peuple de nostre siecle a esté n’aguere contraint de s’abstenir de tout exercice exterieur, comme de la predication vive, du vray Baptesme, de la saincte Cene, & ce qui en depend: Dont ils ne pouvoyent user sinon à l’emblée & en cachette, non sans grand peril de la vie, tout ainsi que les Iuifs beuvoyent leurdite eauë à certaine mesure. Laquelle venant à faillir entierement par la cautelle de l’ennemy, ils sont aussi tombez en extreme perplexité.
Docilité.
    Ie n’eusse jamais pensé qu’une Histoire antique se deust si bien rapporter à la moderne, & la chose temporelle a la spirituelle. Poursuivez, je vous prie.
Allegorie.
    Or Achior, dit frere de lumiere, voyant en ceste extreme affliction, la constance du peuple persecuté en son innocence, eust compassion d’eux (comme tout bon Prince a, & doit avoir) predisant au Tyran sa destruction & ruïne. Parquoy aussi il fust persecuté pour le tesmoignage de la verité. De maniere qu’avec S. Paul (qui d’un persecuteur fut fait un deffenseur & vray vaisseau d’election) il fut adjoint à la lumiere des freres, à sçavoir, à l’Eglise de Dieu. Laquelle de plus en plus fut persecutée, & par ainsi la necessité de la Commune s’accreut de jour à autre, & la confiance en Dieu se diminua, tellement qu’ils delibererent par une vaine [p. 89] persuasion de ceste vie temporelle, d’abandonner Dieu & la liberté de conscience, pour servir au Tyran & à leur ventre comme serfs & esclaves d’impieté. Le Prestre Ozias n’estant qu’un ministre Mosaïque, & n’ayant que la science des lettres, entreprint bien d’appaiser le peuple, mais il ne pouvoit (car la lettre qui occit, ne peut sauver aucun sans l’Esprit de Christ, qui seul nous vivifie) & que pis est, il vint avec eux à tomber en diffidence, ordonnant temps & terme au Seigneur pour livrer la Cité.
Docilité.
    Pleust à Dieu que nous eussions eu faute de tels Prestres, Prelats & Ministres, plusieurs bonnes villes ne seroyent si miserablement traitées de l’ennemy, comme helas! elles sont.
Allegorie.
    Ce Prestre Ozias fut sagement repris de ceste sienne folie, par la vaillante Iudith, qui s’interprete l’ame fidele qui confesse & magnifie le Seigneur. Elle estoit vefve de Manassé, à sçavoir, de l’oubliance des bienfaits de Dieu. De laquelle elle estoit si entierement privée & destituée, qu’elle n’avoit rien plus en memoire que les bienfaits du Seigneur, dont elle luy rendoit continuellement graces infinies, comme estant abreuvée du noble vin de l’Esprit qui vivifie, lequel elle avoit chez soy en abondance, & par ainsi n’estoit point contrainte, comme la Commune, de courir apres ces froides eauës de la lettre insipide. Ceste-cy entreprint alors de se transporter hors de la Cité, au Camp de l’ennemy, abandonnant, comme fait le vray Pasteur pour ses ouailles, & le bon Prince pour ses subjects, tout son propre, & vie & biens. Seulement elle print avecques soy son Abra, signifiant servante, parquoy je l’appelleray, le corps du fidele, gouverné par l’ame divine, à laquelle ce corps, selon son possible, est subject & obeïssant. Puis s’en va presenter [p. 90] franchement ornée & parée richement de toute sorte de vertus, devant la face d’Holoferne (l’execution predite) lequel voyant & convoitant sa beauté & richesse, fut incontinent si espris du feu de la vilaine concupiscence, que le coeur luy bouillonnoit d’ambition, & s’enyvra au vin d’avarice. De sorte qu’il perdit toute regle & maniere de gouverner, estant entierement assopi au somne de l’ignorance de Dieu, auquel somne Iudith tousiours esveillée, attendant son heure, l’occit de son glaive propre. Lequel j’appelle la force en laquelle il se fioit. Tout ainsi que ces grands Confiscateurs de nostre siecle, qui aussi n’ont eu peur de renverser ce dessus dessous, pour saccager & encoffrer les richesses de tout le monde, ont esté frustrez de leur intention perverse par leurs propres forces, leurs fideles & obeïssans subjects. Lesquels voyants qu’on ne cessoit point de noyer, brusler, decapiter, pendre & estrangler les meilleurs du païs, se sont par une desobeïssance, procedée de leur patience par trop irritée, opposez contre la tyrannie barbare, à fin de secouër une fois de leurs espaules cest insupportable joug de l’oppression & forcement inique des sinceres consciences. Ce Tyran ainsi occy donc, par sa propre force, & frustré de l’esperance qu’il avoit de jouïr & concubiner à son plaisir des grands & beaux tresors, les magnifiques possessions des Provinces opulentes, ses complices & faux adherens, je dy ses Colonnels & Capitaines, vont aussi prendre la fuite, laissant leur butin & despouilles aux fideles vassaux & vrais tuteurs de la Patrie. Et tout ainsi seront encores (au temps preordonné de Dieu, bien qu’il tarde) tuez ou enchassez semblables Tyrans & leur sequelle, qui abusent par trop de la bonne patience des loyaux subjects, & laisseront, malgré eux, leurs depouilles, la vraye liberté du service divin, aux vertueux Achiors, les vrais protecteurs & deffenseurs du bien public.
[p. 91]
Docilité.
    Tels sont vrayement les jugemens de Dieu, qui sçait aussi bien chastier les grands que les petits, faisant à la fin cheoir les fols en la fosse qu’ils avoyent faite pour les innocens.
    Voila, Nobles, honnorables, sages & discrets Seigneurs & amis, la fin de nostre tragique recreation. Il vous plaira la prendre en gré, & pour un exemple serieux d’abandonner le mal, & d’adherer au bien, priant le Seigneur d’une foy vive, qu’il luy plaise vous delivrer du regne de peché, & son aide ne vous desfaudra jamais. A tant allez, vivez en joye, & bien vous soit. Ainsi soit-il.

––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Ioüée & representée en Anvers, l’An 1582.
le 1. & 2. de Iuillet.


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[p. 92]

LE CANTIQUE DE IUDITH
AU LONG, SELON LA BIBLE.

1 A Donc Iudith commença ce Cantique pour confession de louange en tout Israël. Et tout le peuple chantoit à haute voix.
    2 Commencez en l’honneur de mon Dieu avec tabourins: chantez à mon Seigneur avec cymbales. Chantez luy Pseaume en accord: exaltez sa louange, & reclamez son Nom.
    3 Car c’est le Dieu qui rompt les guerres,
    4 Qui a dressé son camp au milieu du peuple, & m’a delivré de la main de ceux qui me persecutoyent.
    5 Assur est venu du costé d’Aquilon: il est venu avec les milliers de son armée, dont la multitude a espuisé*les torrens, & la chevallerie a couvert les vallées.
    6 Il se vantoit de brusler mes regions, de tuer ma jeunesse au trenchant de l’espée, froisser contre terre mes enfans qui allaittoyent, saccager mes petis enfans, butiner mes vierges.
    7 Le Seigneur tout-puissant les a frustrez par la main d’une femme.
    8 Car le fort n’est pas tombé par la main des jeunes gens: & les fils des Geans ne l’ont point frappé, les Geans robustes ne l’ont point assailli: mais Iudith*fille de Merari l’a defait par la beauté de sa face.
    9 Car elle a desvestu la robbe de son vefvage, pour remettre au dessus ceux qui estoyent pressez en Israël.
    10 Elle a oinct sa face d’onguents, & a agencé ses cheveux en coiffe: elle a prins une robbe de lin pour le decevoir.
    11 Les patins d’icelle ont ravy ses yeux. Et sa beauté a prins son ame prisonniere. L’espée a passé par son col.
[p. 93]
    12 Les Perses ont tremblé*de sa hardiesse, & les Medeens ont esté effrayez de son audace.
    13 Adonc mes affligez se sont esgayez, & mes foibles se sont escriez: & ils en ont esté estonnez. Ils ont eslevé leur voix. Ils ont esté chassez.
    14 Les fils des jeunes filles les ont percez, & les ont navrez comme fugitifs. Ils sont peris par la bature de mon Dieu.
    15 Ie chanteray au Seigneur hymne & louange.
    16 Seigneur, tu es grand & glorieux, admirable en force & invincible!
    17 Que toutes tes creatures te servent. Car tu as dit le mot, & elles ont esté faites. Tu as envoyé ton Esprit, il les a edifiées: & n’y a nul qui resiste à ta voix.
    18 Car les montaignes tressaillent de leurs fondemens avec les eaux. Les rochers decoulent comme la cire en ta presence.
    19 Neantmoins tu seras gracieux à ceux qui te craignent. Car c’est peu de chose de tout sacrifice odoriferant, & peu de chose de graisse bruslée en holocauste. Mais celuy qui craint le Seigneur, est de grand pris à tousiours.
    20 Malheur sur les gens qui s’eslevent contre ma maison. Le Seigneur tout-puissant en fera la vengeance au jour du jugement,
    21 Envoyant du feu & des vers sur leurs corps, dont le sentiment les fera lamenter à tout jamais.
22 PUIS quand ils furent entrez en Ierusalem, ils adorerent le Seigneur: & incontinent le peuple s’estant purifié, offrit des holocaustes, & presens volontaires, & leurs dons.
    23 Iudith aussi dedia tout le bagage d’Holoferne que le peuple luy avoit donné. Et du pavillon qu’elle avoit prins de la chambre, elle fit une oblation sacrée au Seigneur.
    24 Ainsi le peuple se resiouït en Ierusalem [p. 94] aupres du sanctuaire par l’espace de trois mois.
    25 Et Iudith y demeura avec eux. Apres cela, chacun retourna chez soy. Et Iudith revint en Bethulie, & demeura sur son bien tout le temps de sa vie, estant fort honorée en tout le païs.
    26 Plusieurs desirerent de l’avoir: mais jamais homme n’eut sa compaignie, tant que dura sa vie, depuis l’heure de la mort de son mari Manasses.
    27 Apres elle fut recueillie avec son peuple. Mais elle fut bien fort haussée en grandeur:
    28 Et vieillit en la maison de son mari, ayant vescu jusqu’en l’aage de cent & cinq ans. Et donna liberté à sa chambriere. Apres cela elle mourut en Bethulie. Et on l’ensevelit au sepulchre de son mari Manasses.
    29 Toute la maison d’Israël la pleura par sept jours. Mesmes devant que mourir elle distribua ses biens aux plus prochains parens de Manasses son mari, & d’elle.
    30 Et tout le temps qu’elle vesquit, il n’y eut personne qui espouvantast Israël jusques long temps apres la mort.

FIN.



[p. 95]

Qui se confie en Dieu, souvent est desvestu,
D’estat, de biens, de corps, mais jamais de vertu.


[Vignet: Daphne, een leeuw en tekst ‘Bienheureux qui en dieu se fie.’]

SONNET.

            DAphné par confiance,
            En cerchant sauvement,
            Obtint subitement,
            D’un Laurier verd, l’essence.

                (5) Or n’y a violence
            Qui puisse maintenant
            Flestrir aucunement
            Sa tres-verde constance.
                Tout ainsi adviendra

            (10) A l’homme qui voudra
            De Dieu estre assistée:
                Son chef il ornera
            D’un Laurier, qui sera
            D’eternelle durée.

P. H.

[p. 96: blanco]
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Tekstkritiek:

p. 11 occasion er staat: cocasion
ibid. cercher er staat: cetcher [ook elders cercher voor chercher]
p. 13 estonnement er staat: estonnemeut
p. 15 Fama. sprekeraanduiding aangepast; er staat: Garrulité.
p. 24 sanguinaires er staat: sauguinaires
p. 27 sans er staat: saus
p. 37 tellement er staat: tellemeut
p. 40 demeurerent [?] er staat: demeurereut
ibid. anxieté er staat: auxieté
p. 42 a livré er staat: livré
p. 48 troisiesme er staat: ttoisiesme
p. 64 bien er staat: blen
p. 65 adulation er staat: adulatiou
p. 71 Israëlite er staat: Israëlité
p. 77 cinquiesme er staat: huictiesme
p. 79 en ceste nuict er staat: on ceste nuict
p. 85, vs. 23 tuë er staat: tnë
p. 92 espuisé er staat: espuise
ibid. Iudith er staat: Iudich
p. 93 tremblé er staat: tremble