L’école des maris (1661) van Molière
Uitgegeven naar de herdruk door Daniel Elzevier, Amsterdam 1679
Exemplaren: KBH 224 C 7 : 2 : 2; UBA OK 06-177 : 2 en OK 63-6810 [olim: 602 J 42] : 2
Ook gedrukt bij Daniel Elzevier in 1674 (UBA OK 73-496 : 2)
Facsmile (1679) bij books.google
Opvoering door La Compagnie Colette Roumanoff bij youtube
Uitgegeven door dr. A.J.E. Harmsen, Universiteit Leiden
Nederlandse bewerking: De listige vryster door Nil Volentibus Arduum (1690)

   

In deze uitgave zijn evidente zetfouten gecorrigeerd en gemarkeerd met een asterisk.

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[p. 1]

L’ESCOLE

DES

MARIS,

COMEDIE

DE

J.B.P. MOLIERE,

Representée sur le Theatre du Palais Royal.

[Vignet: Sfeer]

Suivant la Copie imprimée
A PARIS.
M DC. LXXIX.



[p. 2]

LES PERSONNAGES.

SGANARELLE
ARISTE
} Freres.
ISABELLE
LEONOR
} Soeurs.
LISETTE, Suivante de Leonor.
VALERE, Amant d’Isabelle.
ERGASTE, Valet de Valere.
LE COMMISSAIRE.
LE NOTAIRE.

                La Scene est à Paris.

Continue
[p. 3]

L’ESCOLE

DES

MARIS,

COMEDIE.

__________________

ACTE PREMIER.

SCENE PREMIERE.

SGANARELLE, ARISTE.

SGANARELLE.
MOn frere, s’il vous plaist, ne discourons point tant,
Et que chacun de nous vive comme il l’entend;
Bien que sur moy des ans vous ayez l’advantage,
Et soyez assez vieux pour devoir estre sage;
(5) Je vous diray pourtant que mes intentions
Sont de ne prendre point de vos corrections:
Que j’ay pour tout conseil ma fantaisie à suivre,
[p. 4]
Et me trouve fort bien de ma façon de vivre.
ARISTE.
Mais chacun la condamne.
SGANARELLE.
                                          Ouy des fous comme vous,
(10) Mon frere.
ARISTE.
                          Grand merci: le compliment est doux.
SGANARELLE.
Je voudrais bien sçavoir, puis qu’il faut tout entendre,
Ce que ces beaux censeurs en moy peuvent reprendre?
ARISTE.
Cette farouche humeur, dont la severité
Fuit toutes les douceurs de la societé,
(15) A tous vos procedez inspire un air bizarre,
Et jusques à l’habit, vous rend chez vous barbare.
SGANARELLE.
Il est vray qu’à la mode il faut m’assujettir,
Et ce n’est pas pour moy que je me dois vestir;
Ne voudriez-vous point, par vos belles sornettes,
(20) Monsieur mon frere aisné, car Dieu merci vous l’estes
D’une vingtaine d’ans, à ne vous rien celer,
Et cela ne vaut point la peine d’en parler:
Ne voudriez-vous point, dis-je, sur ces matieres,
De vos jeunes muguets m’inspirer les manieres,
(25) M’obliger à porter de ces petits chapeaux,
Qui laissent éventer leurs debiles cerveaux,
Et de ces blonds cheveux de qui la vaste enfleure
Des visages humains offusque la figure?
De ces petits pourpoints sous les bras se perdans,
(30) Et de ces grands colets jusqu’au nombril pendans?
De ces manches qu’à table on voit taster les sausses,
Et de ces cotillons appelez hauts-de-chausses?
[p. 5]
De ces souliers mignons, de rubans revestus,
Qui vous font ressembler à des pigeons patus;
(35) Et de ces grands canons ou comme en des entraves,
On met tous les matins ses deux jambes esclaves,
Et par qui nous voyons ces messieurs les galans
Marcher écarquillés ainsi que des volans?
Je vous plairois sans doute, équipé de la sorte,
(40) Et je vous voy porter les sottises qu’on porte.
ARISTE.
Toûjours au plus grand nombre on doit s’accommoder,
Et jamais il ne faut se faire regarder.
L’un & l’autre excés choque, & tout homme bien sage
Doit faire des habits, ainsi que du langage,
(45) N’y rien trop affecter, & sans empressement,
Suivre ce que l’usage y fait de changement.
Mon sentiment n’est pas qu’on prenne la methode
De ceux qu’on voit toûjours rencherir sur la mode,
Et qui dans ces excés, dont ils sont amoureux,
(50) Seraient faschez qu’un autre eust esté plus loin qu’eux;
Mais je tiens qu’il est mal, sur quoy que l’on se fonde,
De fuir obstinément ce que suit tout le monde,
Et qu’il vaut mieux souffrir d’estre au nombre des foux,
Que du sage parti se voir seul contre tous.
SGANARELLE.
(55) Cela sent son vieillard, qui pour en faire accroire,
Cache ses cheveux blancs d’une perruque noire.
ARISTE.
C’est un estrange fait du soin que vous prenez;
A me venir toûjours jeter mon âge au nez;
Et qu’il faille qu’en moi sans cesse je vous voye
[p. 6]
(60) Blâmer l’ajustement aussi bien que la joye:
Comme si, condamnée à ne plus rien cherir,
La vieillesse devoit ne songer qu’à mourir,
Et d’assez de laideur n’est pas accompagnée,
Sans se tenir encor mal propre & rechignée.
SGANARELLE.
(65) Quoi qu’il en soit, je suis attaché fortement
A ne démordre point de mon habillement;
Je veux une coëffeure en dépit de la mode,
Sous qui toute ma teste ait un abri commode:
Un beau pourpoint bien long, y fermé comme il faut,
(70) Qui, pour bien digerer, tienne l’estomach chaud;
Un haut-de-chausses fait justement pour ma cuisse,
Des souliers où mes pieds ne soient point au suplice,
Ainsi qu’en ont usé sagement nos ayeux,
Et qui me trouve mal, n’a qu’à fermer les yeux.


SCENE II.

LEONOR, ISABELLE, LISETTE,
ARISTE, SGANARELLE.

LEONOR, à Isabelle.
(75) JE me charge de tout, en cas que l’on vous gronde.
LISETTE, à Isabelle.
Toûjours dans une chambre à ne point voir le monde?
ISABELLE.
Il est ainsi basti.
LEONOR.
                        Je vous en plains, ma soeur.
LISETTE.
Bien vous prend que son frere ait toute une autre humeur,
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Madame, & le destin vous fut bien favorable,
(80) En vous faisant tomber aux mains du raisonnable.
ISABELLE.
C’est un miracle encor, qu’il ne m’ait aujourd’huy
Enfermée à la clef ou menée avec luy.
LISETTE.
Ma foy, je l’envoyrois au diable avec sa fraize.
Et.....
SGANARELLE.
            Où donc allez-vous, qu’il ne vous en déplaise.
LEONOR.
(85) Nous ne sçavons encor, & je pressais ma soeur,
De venir du beau temps respirer la douceur:
Mais....
SGANARELLE.
            Pour vous, vous pouvez aller où bon vous semble
Vous n’avez qu’à courir, vous voilà deux ensemble:
Mais vous, je vous deffends s’il vous plaist de sortir.
ARISTE.
(90) Ah! laissez-les, mon frere, aller se divertir.
SGANARELLE.
Je suis vostre valet, mon frere.
ARISTE.
                                              La jeunesse
Veut...
SGANARELLE.
            La jeunesse est sotte, & par fois la vieillesse.
ARISTE.
Croyez vous qu’elle est mal d’estre avec Leonor?
SGANARELLE.
Non pas, mais avec moy, je la crois mieux encor.
ARISTE.
(95) Mais....
SGANARELLE.
                    Mais ses actions de moy doivent dépendre,
[p. 8]
Et je sçais l’interest enfin que j’y dois prendre.
ARISTE.
A celles de sa soeur ay-je un moindre interest?
SGANARELLE.
Mon Dieu, chacun raisonne & fait comme il lui plaist.
Elles sont sans parents, & nostre ami leur pere,
(100) Nous commit leur conduite à son heure derniere;
Et nous chargeant tous deux, ou de les épouser,
Ou sur nostre refus un jour d’en disposer,
Sur elles, par contract, nous sceut, dés leur enfance,
Et de pere & d’époux donner pleine puissance,
(105) D’élever celle-là, vous pristes le souci,
Et moy je me chargeay du soin de celle-ci;
Selon vos volontez vous gouvernez la vostre:
Laissez-moy, je vous prie, à mon gré regir l’autre.
ARISTE.
Il me semble...
SGANARELLE.
                Il me semble, & je le dis tout haut,
(110) Que sur un tel sujet, c’est parler comme il faut.
Vous souffrez que la vostre, aille leste & pimpante,
    Je le veux bien; qu’elle ait, & laquais, & suivante,
J’y consens: qu’elle coure, aime l’oisiveté,
Et soit des damoiseaux fleurée en liberté;
(115) J’en suis fort satisfait; mais j’entens que la mienne,
Vive à ma fantaisie, & non pas à la sienne;
Que d’une serge honneste elle ait son vestement,
Et ne porte le noir, qu’aux bons jours seulement.
Qu’enfermée au logis en personne bien sage,
(120) Elle s’applique toute aux choses du ménage;
A recoudre mon linge aux heures de loisir,
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Ou bien à tricoter quelque bas par plaisir;
Qu’aux discours des muguets, elle ferme l’oreille,
Et ne sorte jamais sans avoir qui la veille.
(125) Enfin la chair est foible, & j’entends tous les bruits,
Je ne veux point porter de cornes, si je puis,
Et comme à m’épouser sa fortune l’appelle,
Je pretends corps pour corps, pouvoir répondre d’elle.
ISABELLE.
Vous n’avez pas sujet que je croy...
SGANARELLE.
                                                Taisez-vous.
(130) Je vous apprendray-bien, s’il faut sortir sans nous.
LEONOR.
Quoy donc, Monsieur...
SGANARELLE.
                    Mon Dieu, Madame, sans langage,
Je ne vous parle pas, car vous estes trop sage.
LEONOR.
Voyez-vous Isabelle avec nous à regret?
SGANARELLE.
Ouy, vous me la gastez, puis qu’il faut parler net.
(135) Vos visites ici, ne font que me déplaire,
Et vous m’obligerez de ne nous en plus faire.
LEONOR.
Voulez-vous que mon coeur, vous parle net aussi?
J’ignore de quel oeil, elle voit tout ceci,
Mais je sçay ce qu’en moy feroit la deffiance,
(140) Et quoy qu’un même sang nous ait donné naissance;
Nous sommes bien peu soeurs, s’il faut que chaque jour
Vos manieres d’agir luy donnent de l’amour.
[p. 10]
LISETTE.
En effet tous ces soins sont des choses infames,
Sommes-nous chez les Turcs pour renfermer les femmes.
(145) Car on dit qu’on les tient esclaves en ce lieu,
Et que c’est pour cela, qu’ils sont maudits de Dieu.
Nostre honneur est, Monsieur, bien sujet à faiblesse,
S’il faut qu’il ait besoin qu’on le garde sans cesse:
Pensez-vous, aprés tout, que ces precautions,
(150) Servent de quelque obstacle à nos intentions,
Et quand nous nous mettons quelque chose à la teste,
Que l’homme le plus fin, ne soit pas une beste?
Toutes ces gardes-là, sont visions de fous,
Le plus seur est ma foy de se fier en nous,
(155) Qui nous gesne se met en un peril extréme,
Et toûjours nostre honneur, veut se garder luy-même.
C’est nous inspirer presque un desir de pescher,
Que montrer tant de soins de nous en empescher,
Et si par un mari je me voyois contrainte,
(160) J’aurois fort grande pente à confirmer sa crainte.
SGANARELLE.
Voilà, beau Precepteur, vostre education,
Et vous souffrez cela sans nulle émotion.
ARISTE.
Mon frere, son discours ne doit que faire rire,
Elle a quelque raison en ce qu’elle veut dire.
(165) Leur sexe aime à joüir d’un peu de liberté,
On le retient fort mal par tant d’austerité,
Et les soins deffiants, les verrous, & les grilles,
Ne font pas la vertu des femmes, ni des filles.
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
(170) Non la sevérité que nous leur faisons voir.
C’est une estrange chose à vous parler sans feinte,
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Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte;
En vain sur tous ses pas nous pretendons regner:
Je trouve que le coeur est ce qu’il faut gagner,
(175) Et je ne tiendrois moy, quelque soin qu’on se donne,
Mon honneur guere seur aux mains d’une personne,
A qui, dans les desirs qui pourraient l’assaillir,
Il ne manqueroit rien qu’un moyen de faillir.
SGANARELLE.
Chansons que tout cela.
ARISTE.
                                Soit; mais je tiens sans cesse
(180) Qu’il nous faut en riant instruire la jeunesse,
Reprendre ses defauts avec grande douceur,
Et du nom de vertu ne lui point faire peur;
Mes soins pour Leonor ont suivi ces maximes:
Des moindres libertez je n’ay point fait des crimes,
(185) A ses jeunes desirs j’ai toûjours consenti,
Et je ne m’en suis point, grace au Ciel, repenti.
J’ai souffert qu’elle ait veu les belles compagnies,
Les divertissements, les Bals, les Comedies;
Ce sont choses, pour moy, que je tiens de tout temps,
(190) Fort propres à former l’esprit des jeunes gens,
Et l’Escole du monde en l’air dont il faut vivre,
Instruit mieux, à mon gré que ne fait aucun livre:
Elle aime à despenser en habits, linge & noeuds;
Que voulez-vous, je tâche à contenter ses voeux;
(195) Et ce sont des plaisirs qu’on peut dans nos familles,
Lorsque l’on a du bien, permettre aux jeunes filles,
Un ordre paternel l’oblige à m’épouser;
Mais mon dessein n’est pas de la tyranniser,
[p. 12]
Je sçay bien que nos ans ne se rapportent guere,
(200) Et je laisse à son choix liberté tout entiere,
Si quatre mille escus de rente bien venans,
Une grande tendresse & des soins complaisans
Peuvent à son avis pour un tel mariage,
Reparer entre nous l’inégalité d’âge;
Elle peut m’épouser; sinon, choisir ailleurs.
Je consens que sans moy ses destins soient meilleurs
Et j’aime mieux la voir sous un autre hyménée,
Que si contre son gré sa main m’estoit donnée.
SGANARELLE.
Hé! qu’il est doucereux! c’est tout sucre, & tout miel.
ARISTE.
Enfin c’est mon humeur, & j’en rends grace au Ciel,
Je ne suivrois jamais ces maximes severes,
Qui font que les enfants content les jours des peres.
SGANARELLE.
Mais ce qu’en la jeunesse on prend de liberté,
Ne se retranche pas avec facilité,
Et tous ses sentiments suivront mal vostre envie,
Quand il faudra changer sa maniere de vie.
ARISTE.
Et pourquoi la changer?
SGANARELLE.
                                        Pourquoi?
ARISTE.
                                                        Ouy?
SGANARELLE.
                                                                Je ne sçay;
ARISTE.
Y voit-on quelque chose où l’honneur soit blessé.
SGANARELLE.
Quoy si vous l’épousez, elle pourra pretendre
Les mêmes libertez que fille on luy voit prendre?
[p. 13]
ARISTE.
Pourquoy non?
SGANARELLE.
                        Vos desirs luy seront complaisans,
Jusques à luy laisser, & mouches, & rubans?
ARISTE.
Sans doute.
SGANARELLE.
                  A luy souffrir en cervelle troublée,
De courir tous les Bals & les lieux d’assemblée?
ARISTE.
Ouy vrayement.
SGANARELLE.
                          Et chez vous iront les damoiseaux?
ARISTE.
Et quoy donc?
SGANARELLE.
                        Qui jouëront, & donneront cadeaux?
ARISTE.
D’accord;
SGANARELLE.
                  Et vostre femme entendra les fleurettes?
ARISTE.
Fort bien.
SGANARELLE.
                Et vous verrez ces visites muguettes,
D’un oeil à témoigner de n’en estre point soû?
ARISTE.
Cela s’entend:
SGANARELLE.
                      Allez, vous estes un vieux foû.
    à Isabelle.
Rentrez pour n’ouyr point cette pratique infame.
ARISTE.
Je veux m’abandonner à la foy de ma femme,
Et pretens toûjours vivre ainsi que j’ay vescu.
[p. 14]
SGANARELLE.
Que j’auray de plaisir si l’on le fait cocu.
ARISTE.
J’ignore pour quel sort mon astre m’a fait naistre;
Mais je sçay que pour vous, si vous manquez de l’estre,
On ne vous en doit point imputer le defaut,
Car vos soins pour cela font bien tout ce qu’il faut.
SGANARELLE.
Riez donc, beau rieur, ô que cela doit plaire,
De voir un goguenard presque sexagenaire.
LEONOR.
Du sort dont vous parlez je le garantis moy,
S’il faut que par l’hymen il reçoive ma foy,
Il s’y peut asseurer, mais sçachez que mon ame,
Ne répondroit de rien, si j’estois vostre femme.
LISETTE.
C’est conscience à ceux qui s’asseurent en nous;
Mais c’est pain beni, certe à des gens comme vous.
SGANARELLE.
Allez langue maudite, & des plus mal-apprises.
ARISTE.
Vous vous estes, mon frere, attiré ces sottises,
Adieu, changez d’humeur, & soyez averti
Que renfermer sa femme est un mauvais parti.
Je suis vostre valet.
SGANARELLE.
                              Je ne suis pas le vostre,
Oh! que les voilà bien tous formés l’un pour l’autre!
Quelle belle famille! un vieillard insensé,
Qui fait le dameret dans un corps tout cassé,
Une fille Maistresse, & Coquette supréme;
Des valets impudens, non, la sagesse même
N’en viendroit pas à bout, perdroit sens & raison,
A vouloir corriger une telle maison,
Isabelle pourroit perdre dans ces hantises,
[p. 15]
Les semences d’honneur qu’avec nous elle a prises;
Et pour l’en empêcher dans peu nous prétendons
Lui faire aller revoir nos choux & nos dindons.
Scène III
ERGASTE, VALÈRE, SGANARELLE.
VALERE.
Ergaste, le voilà cet Argus que j’abhorre,
Le sévère tuteur de celle que j’adore.
SGANARELLE.
N’est-ce pas quelque chose enfin de surprenant
Que la corruption des moeurs de maintenant!
VALERE.
Je voudrais l’accoster, s’il est en ma puissance,
Et tâcher de lier avec lui connaissance.
SGANARELLE.
Au lieu de voir régner cette sévérité
Qui composait si bien l’ancienne honnesteté,
La jeunesse en ces lieux, libertine, absolue,
Ne prend.
VALERE.
Il ne voit pas que c’est lui qu’on salue.
ERGASTE.
Son mauvais oeil peut-estre est de ce côté-ci:
Passons du côté droit.
SGANARELLE.
Il faut sortir d’ici.
Le séjour de la ville en moi ne peut produire
Que des...
VALERE.
Il faut chez lui tâcher de m’introduire.
SGANARELLE.
Heu!. J’ai cru qu’on parlait. Aux champs, grâces aux cieux,
Les sottises du temps ne blessent point mes yeux.
ERGASTE.
Abordez-le.
SGANARELLE.
Plaît-il? Les oreilles me cornent.
Là, tous les passe-temps de nos filles se bornent.
(VALÈRE salue.)
Est-ce à nous?
ERGASTE.
Approchez.
SGANARELLE.
Là, nul godelureau
Ne vient.
(VALÈRE resalue.)
Que diable!.
(Ergaste salue de l’autre côté.)
Encor? Que de coups de chapeau!
VALERE.
Monsieur, un tel abord vous interrompt peut-estre?
SGANARELLE.
Cela se peut.
VALERE.
Mais quoi? l’honneur de vous connaître
M’est un si grand bonheur, m’est un si doux plaisir,
Que de vous saluer j’avais un grand désir.
SGANARELLE.
Soit.
VALERE.
Et de vous venir, mais sans nul artifice,
Assurer que je suis tout à vostre service.
SGANARELLE.
Je le crois.
VALERE.
J’ai le bien d’estre de vos voisins,
Et j’en dois rendre grâce à mes heureux destins.
SGANARELLE.
C’est bien fait.
VALERE.
Mais, Monsieur, savez-vous les nouvelles
Que l’on dit à la cour, & qu’on tient pour fidèles?
SGANARELLE.
Que m’importe?
VALERE.
Il est vrai; mais pour les nouveautés
On peut avoir parfois des curiosités.
Vous irez voir, Monsieur, cette magnificence
Que de nostre Dauphin prépare la naissance?
SGANARELLE.
Si je veux.
VALERE.
Avouons que Paris nous fait part
De cent plaisirs charmants qu’on n’a point autre part;
Les provinces auprès sont des lieux solitaires.
A quoi donc passez-vous le temps?
SGANARELLE.
A mes affaires.
VALERE.
L’esprit veut du relâche, & succombe parfois
Par trop d’attachement aux sérieux emplois.
Que faites-vous les soirs avant qu’on se retire?
SGANARELLE.
Ce qui me plaît.
VALERE.
Sans doute, on ne peut pas mieux dire:
Cette réponse est juste, & le bon sens paraît
A ne vouloir jamais faire que ce qui plaît.
Si je ne vous croyais l’âme trop occupée,
J’irais parfois chez vous passer l’après-soupée.
SGANARELLE.
Serviteur.
Scène IV
VALÈRE, ERGASTE.
VALERE.
Que dis-tu de ce bizarre fou?
ERGASTE.
Il a le repart brusque, & l’accueil loup-garou.
VALERE.
Ah! J’enrage!
ERGASTE.
Et de quoi?
VALERE.
De quoi? C’est que j’enrage
De voir celle que j’aime au pouvoir d’un sauvage,
D’un dragon surveillant, dont la sévérité
Ne lui laisse jouir d’aucune liberté.
ERGASTE.
C’est ce qui fait pour vous, & sur ces conséquences
Vostre amour doit fonder de grandes espérances:
Apprenez, pour avoir vostre esprit affermi,
Qu’une femme qu’on garde est gagnée à demi,
Et que les noirs chagrins des maris ou des pères
Ont toujours du galant avancé les affaires.
Je coquette fort peu, c’est mon moindre talent,
Et de profession je ne suis point galant;
Mais j’en ai servi vingt de ces chercheurs de proie,
Qui disaient fort souvent que leur plus grande joie
Était de rencontrer de ces maris fâcheux,
Qui jamais sans gronder ne reviennent chez eux,
De ces brutaux fieffés, qui sans raison ni suite
De leurs femmes en tout contrôlent la conduite,
Et du nom de mari fièrement se parants
Leur rompent en visière aux yeux des soupirants.
"On en sait, disent-ils, prendre ses avantages;
Et l’aigreur de la dame à ces sortes d’outrages,
Dont la plaint doucement le complaisant témoin,
Est un champ à pousser les choses assez loin."
En un mot, ce vous est une attente assez belle,
Que la sévérité du tuteur d’Isabelle.
VALERE.
Mais depuis quatre mois que je l’aime ardemment,
Je n’ai pour lui parler pu trouver un moment.
ERGASTE.
L’amour rend inventif; mais vous ne l’estes guère,
Et si j’avais été.
VALERE.
Mais qu’aurais-tu pu faire,
Puisque sans ce brutal on ne la voit jamais,
Et qu’il n’est là dedans servantes ni valets
Dont, par l’appas flatteur de quelque récompense,
Je puisse pour mes feux ménager l’assistance?
ERGASTE.
Elle ne sait donc pas encor que vous l’aimez?
VALERE.
C’est un point dont mes voeux ne sont pas informés.
Partout où ce farouche a conduit cette belle,
Elle m’a toujours vu comme une ombre après elle,
Et mes regards aux siens ont tâché chaque jour
De pouvoir expliquer l’excès de mon amour.
Mes yeux ont fort parlé; mais qui me peut apprendre
Si leur langage enfin a pu se faire entendre?
ERGASTE.
Ce langage, il est vrai, peut estre obscur parfois,
S’il n’a pour truchement l’écriture ou la voix.
VALERE.
Que faire pour sortir de cette peine extrême,
Et savoir si la belle a connu que je l’aime?
Dis-m’en quelque moyen.
ERGASTE.
C’est ce qu’il faut trouver.
Entrons un peu chez vous, afin d’y mieux rêver.
ACTE II, Scène première
ISABELLE, SGANARELLE.
SGANARELLE.
Va, je sais la maison, & connais la personne
Aux marques seulement que ta bouche me donne.
ISABELLE, à part.
Ô ciel! sois-moi propice, & seconde en ce jour
Le stratagème adroit d’une innocente amour.
SGANARELLE.
Dis-tu pas qu’on t’a dit qu’il s’appelle Valère?
ISABELLE.
Oui.
SGANARELLE.
Va, sois en repos, rentre & me laisse faire;
Je vais parler sur l’heure à ce jeune étourdi.
ISABELLE.
Je fais, pour une fille, un projet bien hardi;
Mais l’injuste rigueur dont envers moi l’on use,
Dans tout esprit bien fait me servira d’excuse.
Scène II
SGANARELLE, ERGASTE, Valère.
SGANARELLE.
Ne perdons point de temps. C’est ici: qui va là?
Bon, je rêve: holà! dis-je, holà, quelqu’un! holà!
Je ne m’étonne pas, après cette lumière,
S’il y venait tantôt de si douce manière33;
Mais je veux me hâter, & de son fol espoir.
(Ergaste sort brusquement.)
Peste soit du gros boeuf, qui pour me faire choir
Se vient devant mes pas planter comme une perche!
VALERE.
Monsieur, j’ai du regret.
SGANARELLE.
Ah! c’est vous que je cherche.
VALERE.
Moi, Monsieur?
SGANARELLE.
Vous. Valère est-il pas vostre nom?
VALERE.
Oui.
SGANARELLE.
Je viens vous parler, si vous le trouvez bon.
VALERE.
Puis-je estre assez heureux pour vous rendre service?
SGANARELLE.
Non. Mais je prétends, moi, vous rendre un bon office,
Et c’est ce qui chez vous prend droit de m’amener.
VALERE.
Chez moi, Monsieur?
SGANARELLE.
Chez vous: faut-il tant s’étonner?
VALERE.
J’en ai bien du sujet, & mon âme ravie
De l’honneur.
SGANARELLE.
Laissons là cet honneur, je vous prie.
VALERE.
Voulez-vous pas entrer?
SGANARELLE.
Il n’en est pas besoin.
VALERE.
Monsieur, de grâce.
SGANARELLE.
Non, je n’irai pas plus loin.
VALERE.
Tant que vous serez là, je ne puis vous entendre.
SGANARELLE.
Moi, je n’en veux bouger.
VALERE.
Eh bien! Il faut se rendre.
Vite, puisque Monsieur à cela se résout,
Donnez un siège ici.
SGANARELLE.
Je veux parler debout.
VALERE.
Vous souffrir de la sorte?.
SGANARELLE.
Ah! contrainte effroyable!
VALERE.
Cette incivilité serait trop condamnable.
SGANARELLE.
C’en est une que rien ne saurait égaler,
De ouïr pas les gens qui veulent nous parler.
VALERE.
Je vous obéis donc.
SGANARELLE.
Vous ne sauriez mieux faire.
(Ils font de grandes cérémonies pour se couvrir.)
Tant de cérémonie est fort peu nécessaire.
Voulez-vous m’écouter?
VALERE.
Sans doute, & de grand coeur.
SGANARELLE.
Savez-vous, dites-moi, que je suis le tuteur
D’une fille assez jeune & passablement belle,
Qui loge en ce quartier, & qu’on nomme Isabelle?
VALERE.
Oui.
SGANARELLE.
Si vous le savez, je ne vous l’apprends pas.
Mais, savez-vous aussi, lui trouvant des appas,
Qu’autrement qu’en tuteur sa personne me touche,
Et qu’elle est destinée à l’honneur de ma couche?
VALERE.
Non.
SGANARELLE.
Je vous l’apprends donc, & qu’il est à propos
Que vos feux, s’il vous plaît, la laissent en repos.
VALERE.
Qui? moi, Monsieur?
SGANARELLE.
Oui, vous. Mettons bas toute feinte.
VALERE.
Qui vous a dit que j’ai pour elle l’âme atteinte?
SGANARELLE.
Des gens à qui l’on peut donner quelque crédit.
VALERE.
Mais encore?
SGANARELLE.
Elle-même.
VALERE.
Elle?
SGANARELLE.
Elle. Est-ce assez dit?
Comme une fille honneste, & qui m’aime d’enfance,
Elle vient de m’en faire entière confidence;
Et de plus m’a chargé de vous donner avis
Que depuis que par vous tous ses pas sont suivis,
Son coeur, qu’avec excès vostre poursuite outrage,
N’a que trop de vos yeux entendu le langage,
Que vos secrets désirs lui sont assez connus,
Et que c’est vous donner des soucis superflus
De vouloir davantage expliquer une flamme
Qui choque l’amitié que me garde son âme.
VALERE.
C’est elle, dites-vous, qui de sa part vous fait.?
SGANARELLE.
Oui, vous venir donner cet avis franc & net,
Et qu’ayant vu l’ardeur dont vostre âme est blessée,
Elle vous eût plus tôt fait savoir sa pensée,
Si son coeur avait eu, dans son émotion,
A qui pouvoir donner cette commission;
Mais qu’enfin la douleur d’une contrainte extrême
L’a réduite à vouloir se servir de moi-même,
Pour vous rendre averti, comme je vous ai dit,
Qu’à tout autre que moi son coeur est interdit,
Que vous avez assez joué de la prunelle,
Et que, si vous avez tant soit peu de cervelle,
Vous prendrez d’autres soins. Adieu jusqu’au revoir.
Voilà ce que j’avais à vous faire savoir.
VALERE.
Ergaste, que dis-tu d’une telle aventure?
SGANARELLE.
Le voilà bien surpris!
ERGASTE, bas, à Valère.
Selon ma conjecture,
Je tiens qu’elle n’a rien de déplaisant pour vous,
Qu’un mystère assez fin est caché là-dessous,
Et qu’enfin cet avis n’est pas d’une personne
Qui veuille voir cesser l’amour qu’elle vous donne.
SGANARELLE, à part.
Il en tient comme il faut.
VALERE.
Tu crois mystérieux.
ERGASTE.
Oui. Mais il nous observe, ôtons-nous de ses yeux.
SGANARELLE.
Que sa confusion paraît sur son visage!
Il ne s’attendait pas sans doute à ce message.
Appelons Isabelle. Elle montre le fruit
Que l’éducation dans une âme produit:
La vertu fait ses soins, & son coeur s’y consomme
Jusques à s’offenser des seuls regards d’un homme.
Scène III
ISABELLE, SGANARELLE.
ISABELLE, à part.
J’ai peur que mon amant, plein de sa passion,
N’ait pas de mon avis compris l’intention;
Et j’en veux, dans les fers où je suis prisonnière,
Hasarder un qui parle avec plus de lumière.
SGANARELLE.
Me voilà de retour.
ISABELLE.
Hé bien?
SGANARELLE.
Un plein effet
A suivi tes discours, & ton homme a son fait.
Il me voulait nier que son coeur fût malade;
Mais lorsque de ta part j’ai marqué l’ambassade,
Il est resté d’abord & muet & confus,
Et je ne pense pas qu’il y revienne plus.
ISABELLE.
Ha! que me dites-vous? J’ai bien peur du contraire,
Et qu’il ne nous prépare encor plus d’une affaire.
SGANARELLE.
Et sur quoi fondes-tu cette peur que tu dis?
ISABELLE.
Vous n’avez pas été plus tôt hors du logis,
Qu’ayant, pour prendre l’air, la teste à ma fenestre,
J’ai vu dans ce détour un jeune homme paraître,
Qui d’abord, de la part de cet impertinent,
Est venu me donner un bonjour surprenant,
Et m’a droit dans ma chambre une boîte jetée
Qui renferme une lettre en poulet cachetée.
J’ai voulu sans tarder lui rejeter le tout;
Mais ses pas de la rue avaient gagné le bout,
Et je m’en sens le coeur tout gros de fâcherie.
SGANARELLE.
Voyez un peu la ruse & la friponnerie!
ISABELLE.
Il est de mon devoir de faire promptement
Reporter boîte & lettre à ce maudit amant;
Et j’aurais pour cela besoin d’une personne,
Car d’oser à vous-même.
SGANARELLE.
Au contraire, mignonne,
C’est me faire mieux voir ton amour & ta foi,
Et mon coeur avec joie accepte cet emploi:
Tu m’obliges par là plus que je ne puis dire.
ISABELLE.
Tenez donc.
SGANARELLE.
Bon. Voyons ce qu’il a pu t’écrire.
ISABELLE.
Ah! Ciel! Gardez-vous bien de l’ouvrir.
SGANARELLE.
Et pourquoi?
ISABELLE.
Lui voulez-vous donner à croire que c’est moi?
Une fille d’honneur doit toujours se défendre
De lire les billets qu’un homme lui fait rendre:
La curiosité qu’on fait lors éclater
Marque un secret plaisir de s’en ouïr conter;
Et je trouve à propos que toute cachetée
Cette lettre lui soit promptement reportée,
Afin que d’autant mieux il connaisse aujourd’hui
Le mépris éclatant que mon coeur fait de lui,
Que ses feux désormais perdent toute espérance,
Et n’entreprennent plus pareille extravagance.
SGANARELLE.
Certes elle a raison lorsqu’elle parle ainsi.
Va, ta vertu me charme, & ta prudence aussi:
Je vois que mes leçons ont germé dans ton âme,
Et tu te montres digne enfin d’estre ma femme.
ISABELLE.
Je ne veux pas pourtant gêner vostre désir:
La lettre est dans vos mains, & vous pouvez l’ouvrir.
SGANARELLE.
Non, je n’ai garde: hélas! tes raisons sont trop bonnes;
Et je vais m’acquitter du soin que tu me donnes,
A quatre pas de là dire ensuite deux mots,
Et revenir ici te remettre en repos.
Scène IV
SGANARELLE, ERGASTE.
SGANARELLE.
Dans quel ravissement est-ce que mon coeur nage,
Lorsque je vois en elle une fille si sage!
C’est un trésor d’honneur que j’ai dans ma maison.
Prendre un regard d’amour pour une trahison!
Recevoir un poulet comme une injure extrême,
Et le faire au galant reporter par moi-même!
Je voudrais bien savoir, en voyant tout ceci,
Si celle de mon frere en userait ainsi.
Ma foi! les filles sont ce que l’on les fait estre.
Holà!
ERGASTE.
Qu’est-ce?
SGANARELLE.
Tenez, dites à vostre maître
Qu’il ne s’ingère pas d’oser écrire encor
Des lettres qu’il envoie avec des boîtes d’or,
Et qu’Isabelle en est puissamment irritée.
Voyez, on ne l’a pas au moins décachetée:
Il connaîtra l’état que l’on fait de ses feux,
Et quel heureux succès il doit espérer d’eux.
Scène V
VALÈRE, ERGASTE.
VALERE.
Que vient de te donner cette farouche beste?
ERGASTE.
Cette lettre, Monsieur, qu’avecque cette boite
On prétend qu’ait reçue Isabelle de vous,
Et dont elle est, dit-il, en un fort grand courroux;
C’est sans vouloir l’ouvrir qu’elle vous la fait rendre:
Lisez vite, & voyons si je me puis méprendre.
LETTRE.
    Cette lettre vous surprendra sans doute, & l’on peut trouver bien hardi pour moi & le dessein de vous l’écrire & la manière de vous la faire tenir; mais je me vois dans un état à ne plus garder de mesures. La juste horreur d’un mariage dont je suis menacée dans six jours me fait hasarder toutes choses; & dans la résolution de m’en affranchir par quelque voie que ce soit, j’ai cru que je devais plutôt vous choisir que le désespoir. Ne croyez pas pourtant que vous soyez redevable de tout à ma mauvaise destinée: ce n’est pas la contrainte où je me trouve qui a fait naître les sentiments que j’ai pour vous; mais c’est elle qui en précipite le témoignage, & qui me fait passer sur des formalités où la bienséance du sexe oblige. Il ne tiendra qu’à vous que je sois à vous bientôt, & j’attends seulement que vous m’ayez marqué les intentions de vostre amour pour vous faire savoir la résolution que j’ai prise; mais surtout songez que le temps presse, & que deux cours qui s’aiment doivent s’entendre à demi-mot."
ERGASTE.
Hé bien! Monsieur, le tour est-il d’original?
Pour une jeune fille, elle n’en sait pas mal!
De ces ruses d’amour la croirait-on capable?
VALERE.
Ah! je la trouve là tout à fait adorable.
Ce trait de son esprit & de son amitié
Accroît pour elle encor mon amour de moitié;
Et joint aux sentiments que sa beauté m’inspire.
ERGASTE.
La dupe vient; songez à ce qu’il vous faut dire.
Scène VI
SGANARELLE, VALÈRE, ERGASTE.
SGANARELLE.
Oh! Trois & quatre fois béni soit cet édit
Par qui des vestements le luxe est interdit!
Les peines des maris ne seront plus si grandes,
Et les femmes auront un frein à leurs demandes.
Oh! que je sais au Roi bon gré de ces décris!
Et que, pour le repos de ces mêmes maris,
Je voudrais bien qu’on fît de la coquetterie
Comme de la guipure & de la broderie!
J’ai voulu l’acheter, l’édit, expressément,
Afin que d’Isabelle il soit lu hautement;
Et ce sera tantôt, n’étant plus occupée,
Le divertissement de nostre après-soupée.
Enverrez-vous encor, Monsieur aux blonds cheveux,
Avec des boîtes d’or des billets amoureux?
Vous pensiez bien trouver quelque jeune coquette,
Friande de l’intrigue, & tendre à la fleurette?
Vous voyez de quel air on reçoit vos joyaux:
Croyez-moi, c’est tirer vostre poudre aux moineaux!
Elle est sage, elle m’aime, & vostre amour l’outrage:
Prenez visée ailleurs, & troussez-moi bagage.
VALERE.
Oui, oui, vostre mérite, à qui chacun se rend,
Est à mes voeux, Monsieur, un obstacle trop grand;
Et c’est folie à moi, dans mon ardeur fidèle,
De prétendre avec vous à l’amour d’Isabelle.
SGANARELLE.
Il est vrai, c’est folie.
VALERE.
Aussi n’aurais-je pas
Abandonné mon coeur à suivre ses appas,
Si j’avais pu prévoir que ce coeur misérable
Dût trouver un rival comme vous redoutable.
SGANARELLE.
Je le crois.
VALERE.
Je n’ai garde à présent d’espérer;
Je vous cède, Monsieur, & c’est sans murmurer.
SGANARELLE.
Vous faites bien.
VALERE.
Le droit de la sorte l’ordonne;
Et de tant de vertus brille vostre personne,
Que j’aurais tort de voir d’un regard de courroux
Les tendres sentiments qu’Isabelle a pour vous.
SGANARELLE.
Cela s’entend.
VALERE.
Oui, oui, je vous quitte la place.
Mais je vous prie au moins (et c’est la seule grâce,
Monsieur, que vous demande un misérable amant
Dont vous seul aujourd’hui causez tout le tourment),
Je vous conjure donc d’assurer Isabelle
Que si depuis trois mois mon coeur brûle pour elle,
Cette amour est sans tache, & n’a jamais pensé
A rien dont son honneur ait lieu d’estre offensé.
SGANARELLE.
Oui.
VALERE.
Que, ne dépendant que du choix de mon âme,
Tous mes desseins étaient de l’obtenir pour femme,
Si les destins, en vous, qui captivez son coeur,
N’opposaient un obstacle à cette juste ardeur.
SGANARELLE.
Fort bien.
VALERE.
Que, quoi qu’on fasse, il ne lui faut pas croire
Que jamais ses appas sortent de ma mémoire;
Que, quelque arrest des Cieux qu’il me faille subir,
Mon sort est de l’aimer jusqu’au dernier soupir;
Et que si quelque chose étouffe mes poursuites,
C’est le juste respect que j’ai pour vos mérites.
SGANARELLE.
C’est parler sagement; & je vais de ce pas
Lui faire ce discours, qui ne la choque pas.
Mais, si vous me croyez, tâchez de faire en sorte
Que de vostre cerveau cette passion sorte.
Adieu.
ERGASTE.
La dupe est bonne.
SGANARELLE.
Il me fait grand pitié,
Ce pauvre malheureux tout rempli d’amitié;
Mais c’est un mal pour lui de s’estre mis en teste
De vouloir prendre un fort qui se voit ma conqueste.
Sganarelle heurte à sa porte.
Scène VII
SGANARELLE, ISABELLE.
SGANARELLE.
Jamais amant n’a fait tant de trouble éclater,
Au poulet renvoyé sans Le décacheter:
Il perd toute espérance enfin, & se retire.
Mais il m’a tendrement conjuré de te dire
Que du moins en t’aimant il n’a jamais pensé
A rien dont ton honneur ait lieu d’estre offensé,
Et que, ne dépendant que du choix de son âme,
Tous ses désirs étaient de t’obtenir pour femme,
Si les destins, en moi, qui captive ton coeur,
N’opposaient un obstacle à cette juste ardeur;
Que, quoi qu’on puisse faire, il ne te faut pas croire
Que jamais tes appas sortent de sa mémoire;
Que, quelque arrest des Cieux qu’il lui faille subir,
Son sort est de t’aimer jusqu’au dernier soupir;
Et que si quelque chose étouffe sa poursuite,
C’est le juste respect qu’il a pour mon mérite.
Ce sont ses propres mots; & loin de le blâmer,
Je le trouve honneste homme, & le plains de t’aimer.
ISABELLE, bas.
Ses feux ne trompent point ma secrète croyance,
Et toujours ses regards m’en ont dit l’innocence.
SGANARELLE.
Que dis-tu?
ISABELLE.
Qu’il m’est dur que vous plaigniez si fort
Un homme que je hais à l’égal de la mort;
Et que si vous m’aimiez autant que vous le dites,
Vous sentiriez l’affront que me font ses poursuites.
SGANARELLE.
Mais il ne savait pas tes inclinations;
Et par l’honnesteté de ses intentions
Son amour ne mérite.
ISABELLE.
Est-ce les avoir bonnes,
Dites-moi, de vouloir enlever les personnes?
Est-ce estre homme d’honneur de former des desseins
Pour m’épouser de force en m’ôtant de vos mains?
Comme si j’étais fille à supporter la vie
Après qu’on m’aurait fait une telle infamie.
SGANARELLE.
Comment?
ISABELLE.
Oui, oui: j’ai su que ce traître d’amant
Parle de m’obtenir par un enlèvement;
Et j’ignore pour moi les pratiques secrètes
Qui l’ont instruit sitôt du dessein que vous faites
De me donner la main dans huit jours au plus tard,
Puisque ce n’est que d’hier que vous m’en fîtes part;
Mais il veut prévenir, dit-on, cette journée
Qui doit à vostre sort unir ma destinée.
SGANARELLE.
Voilà qui ne vaut rien.
ISABELLE.
Oh! que pardonnez-moi!
C’est un fort honneste homme, & qui ne sent pour moi.
SGANARELLE.
Il a tort, & ceci passe la raillerie.
ISABELLE.
Allez, vostre douceur entretient sa folie.
S’il vous eût vu tantôt lui parler vertement,
Il craindrait vos transports & mon ressentiment;
Car c’est encor depuis sa lettre méprisée
Qu’il a dit ce dessein qui m’a scandalisée;
Et son amour conserve, ainsi que je l’ai su,
La croyance qu’il est dans mon coeur bien reçu,
Que je fuis vostre hymen, quoi que le monde en croie,
Et me verrais tirer de vos mains avec joie.
SGANARELLE.
Il est fou.
ISABELLE.
Devant vous il sait se déguiser,
Et son intention est de vous amuser.
Croyez par ces beaux mots que le traître vous joue.
Je suis bien malheureuse, il faut que je l’avoue,
Qu’avecque tous mes soins pour vivre dans l’honneur
Et rebuter les voeux d’un lâche suborneur,
Il faille estre exposée aux fâcheuses surprises
De voir faire sur moi d’infâmes entreprises!
SGANARELLE.
Va, ne redoute rien.
ISABELLE.
Pour moi, je vous le di,
Si vous n’éclatez fort contre un trait si hardi,
Et ne trouvez bientôt moyen de me défaire
Des persécutions d’un pareil téméraire,
J’abandonnerai tout, & renonce à l’ennui
De souffrir les affronts que je reçois de lui.
SGANARELLE.
Ne t’afflige point tant; va, ma petite femme,
Je m’en vais le trouver & lui chanter sa gamme.
ISABELLE.
Dites-lui bien au moins qu’il le nierait en vain,
Que c’est de bonne part qu’on m’a dit son dessein,
Et qu’après cet avis, quoi qu’il puisse entreprendre,
J’ose le défier de me pouvoir surprendre,
Enfin que sans plus perdre & soupirs & moments,
Il doit savoir pour vous quels sont mes sentiments,
Et que si d’un malheur il ne veut estre cause,
Il ne se fasse pas deux fois dire une chose.
SGANARELLE.
Je dirai ce qu’il faut.
ISABELLE.
Mais tout cela d’un ton
Qui marque que mon coeur lui parle tout de bon.
SGANARELLE.
Va, je n’oublierai rien, je t’en donne assurance.
ISABELLE.
J’attends vostre retour avec impatience.
Hâtez-le, s’il vous plaît, de tout vostre pouvoir:
Je languis quand je suis un moment sans vous voir.
SGANARELLE.
Va, pouponne, mon coeur, je reviens tout à l’heure.
Est-il une personne & plus sage & meilleure?
Ah! que je suis heureux! & que j’ai de plaisir
De trouver une femme au gré de mon désir.
Oui, voilà comme il faut que les femmes soient faites,
Et non comme j’en sais, de ces franches coquettes,
Qui s’en laissent conter, & font dans tout Paris
Montrer au bout du doigt leurs honnestes maris.
Holà! nostre galant aux belles entreprises!
Scène VIII
VALÈRE, SGANARELLE, ERGASTE.
VALERE.
Monsieur, qui vous ramène en ce lieu?
SGANARELLE.
Vos sottises.
VALERE.
Comment?
SGANARELLE.
Vous savez bien de quoi je veux parler.
Je vous croyais plus sage, à ne vous rien celer.
Vous venez m’amuser de vos belles paroles,
Et conservez sous main des espérances folles.
Voyez-vous, j’ai voulu doucement vous traiter,
Mais vous m’obligerez à la fin d’éclater.
N’avez-vous point de honte, étant ce que vous estes,
De faire en vostre esprit les projets que vous faites,
Et prétendre enlever une fille d’honneur,
Et troubler un hymen qui fait tout son bonheur?
VALERE.
Qui vous a dit, Monsieur, cette étrange nouvelle?
SGANARELLE.
Ne dissimulons point: je la tiens d’Isabelle,
Qui vous mande par moi, pour la dernière fois,
Qu’elle vous a fait voir assez quel est son choix,
Que son coeur, tout à moi, d’un tel projet s’offense,
Qu’elle mourrait plutôt qu’en souffrir l’insolence,
Et que vous causerez de terribles éclats
Si vous ne mettez fin à tout cet embarras.
VALERE.
S’il est vrai qu’elle ait dit ce que je viens d’entendre,
J’avouerai que mes feux n’ont plus rien à prétendre:
Par ces mots assez clairs je vois tout terminé,
Et je dois révérer l’arrest qu’elle a donné.
SGANARELLE.
Si? Vous en doutez donc, & prenez pour des feintes
Tout ce que de sa part je vous ai fait de plaintes?
Voulez-vous qu’elle-même elle explique son coeur?
J’y consens volontiers pour vous tirer d’erreur.
Suivez-moi, vous verrez s’il est rien que j’avance,
Et si son jeune coeur entre nous deux balance.
Scène IX
ISABELLE, SGANARELLE, VALÈRE.
ISABELLE.
Quoi? vous me l’amenez! quel est vostre dessein?
Prenez-vous contre moi ses intérests en main?
Et voulez-vous, charmé de ses rares mérites,
M’obliger à l’aimer, & souffrir ses visites?
SGANARELLE.
Non, mamie, & ton coeur pour cela m’est trop cher.
Mais il prend mes avis pour des contes en l’air,
Croit que c’est moi qui parle & te fais par adresse
Pleine pour lui de haine, & pour moi de tendresse;
Et par toi-même enfin j’ai voulu, sans retour,
Le tirer d’une erreur qui nourrit son amour.
ISABELLE.
Quoi? mon âme à vos yeux ne se montre pas toute,
Et de mes voeux encor vous pouvez estre en doute?
VALERE.
Oui, tout ce que Monsieur de vostre part m’a dit,
Madame, a bien pouvoir de surprendre un esprit:
J’ai douté, je l’avoue; & cet arrest suprême,
Qui décide du sort de mon amour extrême,
Doit m’estre assez touchant, pour ne pas s’offenser
Que mon coeur par deux fois le fasse prononcer.
ISABELLE.
Non, non, un tel arrest ne doit pas vous surprendre:
Ce sont mes sentiments qu’il vous a fait entendre;
Et je les tiens fondés sur assez d’équité,
Pour en faire éclater toute la vérité.
Oui, je veux bien qu’on sache, & j’en dois estre crue,
Que le sort offre ici deux objets à ma vue
Qui, m’inspirant pour eux différents sentiments,
De mon coeur agité font tous les mouvements.
L’un, par un juste choix où l’honneur m’intéresse,
A toute mon estime & toute ma tendresse;
Et l’autre, pour le prix de son affection,
A toute ma colère & mon aversion.
La présence de l’un m’est agréable & chère,
J’en reçois dans mon âme une allégresse entière;
Et l’autre par sa vue inspire dans mon coeur
De secrets mouvements & de haine & d’horreur.
Me voir femme de l’un est toute mon envie;
Et plutôt qu’estre à l’autre on m’ôterait la vie.
Mais c’est assez montrer mes justes sentiments,
Et trop longtemps languir dans ces rudes tourments:
Il faut que ce que j’aime, usant de diligence,
Fasse à ce que je hais perdre toute espérance,
Et qu’un heureux hymen affranchisse mon sort
D’un supplice pour moi plus affreux que la mort.
SGANARELLE.
Oui, mignonne, je songe à remplir ton attente.
ISABELLE.
C’est l’unique moyen de me rendre contente.
SGANARELLE.
Tu la seras dans peu.
ISABELLE.
Je sais qu’il est honteux
Aux filles d’exprimer si librement leurs voeux.
SGANARELLE.
Point, point.
ISABELLE.
Mais en l’état où sont mes destinées,
De telles libertés doivent m’estre données;
Et je puis sans rougir faire un aveu si doux
A celui que déjà je regarde en époux.
SGANARELLE.
Oui, ma pauvre fanfan, pouponne de mon âme.
ISABELLE.
Qu’il songe donc, de grâce, à me prouver sa flamme.
SGANARELLE.
Oui, tiens, baise ma main.
ISABELLE.
Que sans plus de soupirs
Il conclue un hymen qui fait tous mes désirs,
Et reçoive en ce lieu la foi que je lui donne
De n’écouter jamais les voeux d’autre personne.
Elle fait semblant d’embrasser Sganarelle, & donne sa main à Valère.
SGANARELLE.
Hai! Hai! mon petit nez, pauvre petit bouchon,
Tu ne languiras pas longtemps, je t’en répond:
Va, chut! Vous le voyez, je ne lui fais pas dire:
Ce n’est qu’après moi seul que son âme respire.
VALERE.
Eh bien, Madame, eh bien! c’est s’expliquer assez:
Je vois par ce discours de quoi vous me pressez,
Et je saurai dans peu vous ôter la présence
De celui qui vous fait si grande violence.
ISABELLE.
Vous ne me sauriez faire un plus charmant plaisir;
Car enfin cette vue est fâcheuse à souffrir,
Elle m’est odieuse, & l’horreur est si forte.
SGANARELLE.
Eh! eh!
ISABELLE.
Vous offensé-je en parlant de la sorte?
Fais-je.
SGANARELLE.
Mon Dieu, nenni, je ne dis pas cela;
Mais je plains, sans mentir, l’état où le voilà,
Et c’est trop hautement que ta haine se montre.
ISABELLE.
Je n’en puis trop montrer en pareille rencontre.
VALERE.
Oui, vous serez contente; & dans trois jours vos yeux
Ne verront plus l’objet qui vous est odieux.
ISABELLE.
A la bonne heure. Adieu.
SGANARELLE.
Je plains vostre infortune;
Mais.
VALERE.
Non, vous n’entendrez de mon coeur plainte aucune:
Madame assurément rend justice à tous deux,
Et je vais travailler à contenter ses voeux.
Adieu.
SGANARELLE.
Pauvre garçon! sa douleur est extrême.
Venez, embrassez-moi: c’est une autre elle-même.
Scène X
ISABELLE, SGANARELLE.
SGANARELLE.
Je le tiens fort à plaindre.
ISABELLE.
Allez, il ne l’est point.
SGANARELLE.
Au reste, ton amour me touche au dernier point,
Mignonnette, & je veux qu’il ait sa récompense:
C’est trop que de huit jours pour ton impatience;
Dès demain je t’épouse, & n’y veux appeler.
ISABELLE.
Dès demain?
SGANARELLE.
Par pudeur tu feins d’y reculer;
Mais je sais bien la joie où ce discours te jette,
Et tu voudrais déjà que la chose fût faite.
ISABELLE.
Mais.
SGANARELLE.
Pour ce mariage allons tout préparer.
ISABELLE.
Ô Ciel, inspirez-moi ce qui peut le parer!
ACTE III, Scène première
ISABELLE.
Oui, le trépas cent fois me semble moins à craindre
Que cet hymen fatal où l’on veut me contraindre;
Et tout ce que je fais pour en fuir les rigueurs
Doit trouver quelque grâce auprès de mes censeurs.
Le temps presse, il fait nuit: allons, sans crainte aucune,
A la foi d’un amant commettre ma fortune.
Scène II
SGANARELLE, ISABELLE.
SGANARELLE.
Je reviens, & l’on va pour demain de ma part.
ISABELLE.
Ô Ciel!
SGANARELLE.
C’est toi, mignonne? Où vas-tu donc si tard?
Tu disais qu’en ta chambre, étant un peu lassée,
Tu t’allais renfermer, lorsque je t’ai laissée;
Et tu m’avais prié même que mon retour
T’y souffrît en repos jusques à demain jour.
ISABELLE.
Il est vrai; mais.
SGANARELLE.
Et quoi?
ISABELLE.
Vous me voyez confuse,
Et je ne sais comment vous en dire l’excuse.
SGANARELLE.
Quoi donc? Que pourrait-ce estre?
ISABELLE.
Un secret surprenant:
C’est ma soeur qui m’oblige à sortir maintenant,
Et qui, pour un dessein dont je l’ai fort blâmée,
M’a demandé ma chambre, où je l’ai renfermée.
SGANARELLE.
Comment?
ISABELLE.
L’eût-on pu croire? elle aime cet amant
Que nous avons banni.
SGANARELLE.
Valère?
ISABELLE.
Éperdument:
C’est un transport si grand, qu’il n’en est point de même;
Et vous pouvez juger de sa puissance extrême,
Puisque seule, à cette heure, elle est venue ici
Me découvrir à moi son amoureux souci,
Me dire absolument qu’elle perdra la vie
Si son âme n’obtient l’effet de son envie,
Que depuis plus d’un an d’assez vives ardeurs
Dans un secret commerce entretenaient leurs cours,
Et que même ils s’étaient, leur flamme étant nouvelle,
Donné de s’épouser une foi mutuelle.
SGANARELLE.
La vilaine!
ISABELLE.
Qu’ayant appris le désespoir
Où j’ai précipité celui qu’elle aime à voir,
Elle vient me prier de souffrir que sa flamme
Puisse rompre un départ qui lui percerait l’âme,
Entretenir ce soir cet amant sous mon nom
Par la petite rue où ma chambre répond,
Lui peindre, d’une voix qui contrefait la mienne,
Quelques doux sentiments dont l’appas le retienne,
Et ménager enfin pour elle adroitement
Ce que pour moi l’on sait qu’il a d’attachement.
SGANARELLE.
Et tu trouves cela.?
ISABELLE.
Moi? J’en suis courroucée.
Quoi? ma soeur, ai-je dit, estes-vous insensée?
Ne rougissez-vous point d’avoir pris tant d’amour
Pour ces sortes de gens qui changent chaque jour,
D’oublier vostre sexe, & tromper l’espérance
D’un homme dont le Ciel vous donnait l’alliance?
SGANARELLE.
Il le mérite bien, & j’en suis fort ravi.
ISABELLE.
Enfin de cent raisons mon dépit s’est servi
Pour lui bien reprocher des bassesses si grandes
Et pouvoir cette nuit rejeter ses demandes;
Mais elle m’a fait voir de si pressants désirs,
A tant versé de pleurs, tant poussé de soupirs,
Tant dit qu’au désespoir je porterais son âme
Si je lui refusais ce qu’exige sa flamme,
Qu’à céder malgré moi mon coeur s’est vu réduit;
Et pour justifier cette intrigue de nuit,
Où me faisait du sang relâcher la tendresse,
J’allais faire avec moi venir coucher LUCRÈCE,
Dont vous me vantez tant les vertus chaque jour;
Mais vous m’avez surprise avec ce prompt retour.
SGANARELLE.
Non, non, je ne veux point chez moi tout ce mystère.
J’y pourrais consentir à l’égard de mon frere;
Mais on peut estre vu de quelqu’un de dehors;
Et celle que je dois honorer de mon corps
Non seulement doit estre & pudique & bien née,
Il ne faut pas que même elle soit soupçonnée.
Allons chasser l’infâme, & de sa passion.
ISABELLE.
Ah! vous lui donneriez trop de confusion;
Et c’est avec raison qu’elle pourrait se plaindre
Du peu de retenue où j’ai su me contraindre.
Puisque de son dessein je dois me départir,
Attendez que du moins je la fasse sortir.
SGANARELLE.
Eh bien! fais.
ISABELLE.
Mais surtout cachez-vous, je vous prie,
Et sans lui dire rien daignez voir sa sortie.
SGANARELLE.
Oui, pour l’amour de toi je retiens mes transports;
Mais, dès le même instant qu’elle sera dehors,
Je veux, sans différer, aller trouver mon frere:
J’aurai joie à courir lui dire cette affaire.
ISABELLE.
Je vous conjure donc de ne me point nommer.
Bonsoir: car tout d’un temps je vais me renfermer.
SGANARELLE.
Jusqu’à demain, mamie. En quelle impatience
Suis-je de voir mon frere, & lui conter sa chance!
Il en tient, le bonhomme, avec tout son phébus,
Et je n’en voudrais pas tenir cent bons écus.
ISABELLE, dans la maison.
Oui, de vos déplaisirs l’atteinte m’est sensible;
Mais ce que vous voulez, ma soeur, m’est impossible;
Mon honneur, qui m’est cher, y court trop de hasard.
Adieu: retirez-vous avant qu’il soit plus tard.
SGANARELLE.
La voilà qui, je crois, peste de belle sorte:
De peur qu’elle revînt, fermons à clef la porte.
ISABELLE.
Ô ciel, dans mes desseins ne m’abandonnez pas!
SGANARELLE.
Où pourra-t-elle aller? Suivons un peu ses pas.
ISABELLE.
Dans mon trouble, du moins la nuit me favorise.
SGANARELLE.
Au logis du galant, quelle est son entreprise?

Scène III
VALÈRE, SGANARELLE, ISABELLE.
VALÈRE, sortant brusquement.
Oui, oui, je veux tenter quelque effort cette nuit
Pour parler. Qui va là?
ISABELLE.
Ne faites point de bruit.
VALÈRE: on vous prévient, & je suis Isabelle.
SGANARELLE.
Vous en avez menti, chienne, ce n’est pas elle:
De l’honneur que tu fuis elle suit trop les lois;
Et tu prends faussement & son nom & sa voix.
ISABELLE.
Mais à moins de vous voir, par un saint hyménée.
VALERE.
Oui, c’est l’unique but où tend ma destinée;
Et je vous donne ici ma foi que dès demain
Je vais où vous voudrez recevoir vostre main.
SGANARELLE.
Pauvre sot qui s’abuse!
VALERE.
Entrez en assurance:
De vostre Argus dupé je brave la puissance;
Et devant qu’il vous pût ôter à mon ardeur,
Mon bras de mille coups lui percerait le coeur.
SGANARELLE.
Ah! je te promets bien que je n’ai pas envie
De te l’ôter, l’infâme à ses feux asservie,
Que du don de ta foi je ne suis point jaloux,
Et que, si j’en suis cru, tu seras son époux.
Oui, faisons-le surprendre avec cette effrontée:
La mémoire du père, à bon droit respectée,
Jointe au grand intérest que je prends à la soeur,
Veut que du moins l’on tâche à lui rendre l’honneur.
Holà!
Scène IV
SGANARELLE, LE COMMISSAIRE, LE NOTAIRE & SUITE.
LE COMMISSAIRE
Qu’est-ce?
SGANARELLE.
Salut, Monsieur le Commissaire.
Vostre présence en robe est ici nécessaire:
Suivez-moi, s’il vous plaît, avec vostre clarté.
LE COMMISSAIRE
Nous sortions.
SGANARELLE.
Il s’agit d’un fait assez hâté.
LE COMMISSAIRE
Quoi?
SGANARELLE.
D’aller là dedans, & d’y surprendre ensemble
Deux personnes qu’il faut qu’un bon hymen assemble:
C’est une fille à nous, que, sous un don de foi,
Un Valère a séduite & fait entrer chez soi.
Elle sort de famille & noble & vertueuse,
Mais...
LE COMMISSAIRE
Si c’est pour cela, la rencontre est heureuse,
Puisque ici nous avons un notaire.
SGANARELLE.
Monsieur?
LE NOTAIRE
Oui, notaire royal.
LE COMMISSAIRE
De plus homme d’honneur.
SGANARELLE.
Cela s’en va sans dire. Entrez dans cette porte,
Et, sans bruit, ayez l’oeil que personne n’en sorte.
Vous serez pleinement contenté de vos soins;
Mais ne vous laissez pas graisser la patte, au moins.
LE COMMISSAIRE
Comment? vous croyez donc qu’un homme de justice.
SGANARELLE.
Ce que j’en dis n’est pas pour taxer vostre office.
Je vais faire venir mon frere promptement.
Faites que le flambeau m’éclaire seulement.
Je vais le réjouir, cet homme sans colère.
Holà!
Scène V
ARISTE, SGANARELLE.
ARISTE.
Qui frappe? Ah! ah! que voulez-vous, mon frere?
SGANARELLE.
Venez, beau directeur, suranné damoiseau:
On veut vous faire voir quelque chose de beau.
ARISTE.
Comment?
SGANARELLE.
Je vous apporte une bonne nouvelle.
ARISTE.
Quoi?
SGANARELLE.
Vostre Léonor, où, je vous prie, est-elle?
ARISTE.
Pourquoi cette demande? Elle est, comme je croi,
Au bal chez son amie.
SGANARELLE.
Eh! oui, oui; suivez-moi,
Vous verrez à quel bal la donzelle est allée.
ARISTE.
Que voulez-vous conter?
SGANARELLE.
Vous l’avez bien stylée:
"Il n’est pas bon de vivre en sévère censeur;
On gagne les esprits par beaucoup de douceur;
Et les soins défiants, les verrous & les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles;
Nous les portons au mal par tant d’austérité,
Et leur sexe demande un peu de liberté."
Vraiment, elle en a pris tout son soûl, la rusée,
Et la vertu chez elle est fort humanisée.
ARISTE.
Où veut donc aboutir un pareil entretien?
SGANARELLE.
Allez, mon frere aîné, cela vous sied fort bien,
Et je ne voudrais pas pour vingt bonnes pistoles
Que vous n’eussiez ce fruit de vos maximes folles.
On voit ce qu’en deux soeurs nos leçons ont produit:
L’une fuit les galants, & l’autre les poursuit.
ARISTE.
Si vous ne me rendez cette énigme plus claire.
SGANARELLE.
L’énigme est que son bal est chez Monsieur Valère;
Que de nuit je l’ai vue y conduire ses pas,
Et qu’à l’heure présente elle est entre ses bras.
ARISTE.
Qui?
SGANARELLE.
Léonor.
ARISTE.
Cessons de railler, je vous prie.
SGANARELLE.
Je raille? Il est fort bon avec sa raillerie!
Pauvre esprit, je vous dis, & vous redis encor
Que Valère chez lui tient vostre Léonor,
Et qu’ils s’étaient promis une foi mutuelle
Avant qu’il eût songé de poursuivre Isabelle.
ARISTE.
Ce discours d’apparence est si fort dépourvu.
SGANARELLE.
Il ne le croira pas encore en l’ayant vu.
J’enrage. Par ma foi, l’âge ne sert de guère
Quand on n’a pas cela.
ARISTE.
Quoi? voulez-vous, mon frere...?
SGANARELLE.
Mon Dieu, je ne veux rien. Suivez-moi seulement:
Vostre esprit tout à l’heure aura contentement;
Vous verrez si j’impose, & si leur foi donnée
N’avait pas joint leurs cours depuis plus d’une année.
ARISTE.
L’apparence qu’ainsi, sans m’en faire avertir,
A cet engagement elle eût pu consentir,
Moi, qui dans toute chose ai, depuis son enfance,
Montré toujours pour elle entière complaisance,
Et qui cent fois ai fait des protestations
De ne jamais gêner ses inclinations?
SGANARELLE.
Enfin vos propres yeux jugeront de l’affaire.
J’ai fait venir déjà commissaire & notaire:
Nous avons intérest que l’hymen prétendu
Répare sur-le-champ l’honneur qu’elle a perdu;
Car je ne pense pas que vous soyez si lâche,
De vouloir l’épouser avecque cette tache,
Si vous n’avez encor quelques raisonnements
Pour vous mettre au-dessus de tous les bernements.
ARISTE.
Moi je n’aurai jamais cette faiblesse extrême
De vouloir posséder un coeur malgré lui-même.
Mais je ne saurais croire enfin.
SGANARELLE.
Que de discours!
Allons: ce procès-là continuerait toujours.
Scène VI
LE COMMISSAIRE, LE NOTAIRE, SGANARELLE, ARISTE.
LE COMMISSAIRE
Il ne faut mettre ici nulle force en usage,
Messieurs; & si vos voeux ne vont qu’au mariage,
Vos transports en ce lieu se peuvent apaiser.
Tous deux également tendent à s’épouser;
Et Valère déjà, sur ce qui vous regarde,
A signé que pour femme il tient celle qu’il garde.
ARISTE.
La fille.
LE COMMISSAIRE
Est renfermée, & ne veut point sortir
Que vos désirs aux leurs ne veuillent consentir.
Scène VII
LE COMMISSAIRE, VALÈRE, SGANARELLE, LE NOTAIRE, ARISTE.
VALÈRE, à la fenestre.
Non, Messieurs; & personne ici n’aura l’entrée
Que cette volonté ne m’ait été montrée.
Vous savez qui je suis, & j’ai fait mon devoir
1010 En vous signant l’aveu qu’on peut vous faire voir.
Si c’est vostre dessein d’approuver l’alliance,
Vostre main peut aussi m’en signer l’assurance;
Sinon, faites état de m’arracher le jour
Plutôt que de m’ôter l’objet de mon amour.
SGANARELLE.
Non, nous ne songeons pas à vous séparer d’elle.
Il ne s’est point encor détrompé d’Isabelle:
Profitons de l’erreur.
ARISTE.
Mais est-ce Léonor.?
SGANARELLE.
Taisez-vous.
ARISTE.
Mais...
SGANARELLE.
Paix donc.
ARISTE.
Je veux savoir.
SGANARELLE.
Encor?
Vous tairez-vous? vous dis-je.
VALERE.
Enfin, quoi qu’il avienne,
Isabelle a ma foi; j’ai de même la sienne,
Et ne suis point un choix, à tout examiner,
Que vous soyez reçus à faire condamner.
ARISTE.
Ce qu’il dit là n’est pas.
SGANARELLE.
Taisez-vous, & pour cause.
Vous saurez le secret. Oui, sans dire autre chose,
Nous consentons tous deux que vous soyez l’époux
De celle qu’à présent on trouvera chez vous.
LE COMMISSAIRE
C’est dans ces termes-là que la chose est conçue,
Et le nom est en blanc, pour ne l’avoir point vue.
Signez. La fille après vous mettra tous d’accord.
VALERE.
J’y consens de la sorte.
SGANARELLE.
Et moi, je le veux fort.
Nous rirons bien tantôt. Là, signez donc, mon frere:
L’honneur vous appartient.
ARISTE.
Mais quoi? tout ce mystère.
SGANARELLE.
Diantre! que de façons! Signez, pauvre butor.
ARISTE.
Il parle d’Isabelle, & vous de Léonor.
SGANARELLE.
N’estes-vous pas d’accord, mon frere, si c’est elle,
De les laisser tous deux à leur foi mutuelle?
ARISTE.
Sans doute.
SGANARELLE.
Signez donc: j’en fais de même aussi.
ARISTE.
Soit: je n’y comprends rien.
SGANARELLE.
Vous serez éclairci.
LE COMMISSAIRE
Nous allons revenir.
SGANARELLE.
Or çà, je vais vous dire
La fin de cette intrigue.



[p. 57]

SCENE VIII.
LEONOR, LISETTE, SGANA-
RELLE, ARISTE.

LEONOR.
O L’étrange martyre!
Que tous ces jeunes fous me paraissent fâcheux!
Je me suis dérobée au bal pour l’amour d’eux.
LISETTE.
Chacun d’eux près de vous veut se rendre agréable.
LEONOR.
Et moi, je n’ai rien vu de plus insupportable;
Et je préférerais le plus simple entretien
A tous les contes bleus de ces diseurs de rien.
Ils croyent que tout cède à leur perruque blonde,
Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde
Lorsqu’ils viennent, d’un ton de mauvais goguenard,
Vous railler sottement sur l’amour d’un vieillard;
Et moi d’un tel vieillard je prise plus le zèle
Que tous les beaux transports d’une jeune cervelle.
Mais n’aperçois-je pas.?
SGANARELLE.
Oui, l’affaire est ainsi.
Ah! je la vois paraître, & la suivante aussi.
ARISTE.
Léonor, sans courroux, j’ai sujet de me plaindre:
Vous savez si jamais j’ai voulu vous contraindre,
Et si plus de cent fois je n’ai pas protesté
De laisser à vos voeux leur pleine liberté;
Cependant vostre coeur, méprisant mon suffrage,
De foi comme d’amour à mon insu s’engage.
Je ne me repens pas de mon doux traitement;
Mais vostre procédé me touche assurément;
Et c’est une action que n’a pas méritée
Cette tendre amitié que je vous ai portée.
LEONOR.
Je ne sais pas sur quoi vous tenez ce discours;
Mais croyez que je suis la même que toujours,
Que rien ne peut pour vous altérer mon estime,
Que toute autre amitié me paraîtrait un crime,
Et que si vous voulez satisfaire mes voeux,
Un saint noeud dès demain nous unira tous deux.
ARISTE.
Dessus quel fondement venez-vous donc, mon frere.?
SGANARELLE.
Quoi? vous ne sortez pas du logis de Valère?
Vous n’avez point conté vos amours aujourd’hui?
Et vous ne brûlez pas depuis un an pour lui?
LEONOR.
Qui vous a fait de moi de si belles peintures
Et prend soin de forger de telles impostures?
Scène IX
ISABELLE, VALÈRE, LE COMMISSAIRE, LE NOTAIRE, ÉLISETTE, ERGASTE, LEONOR, SGANARELLE, ARISTE.
ISABELLE.
Ma soeur, je vous demande un généreux pardon,
Si de mes libertés j’ai taché vostre nom.
Le pressant embarras d’une surprise extrême
M’a tantôt inspiré ce honteux stratagème:
Vostre exemple condamne un tel emportement;
Mais le sort nous traita nous deux diversement.
Pour vous, je ne veux point, Monsieur, vous faire excuse:
Je vous sers beaucoup plus que je ne vous abuse.
Le Ciel pour estre joints ne nous fit pas tous deux:
Je me suis reconnue indigne de vos feux;
Et j’ai bien mieux aimé me voir aux mains d’un autre,
Que ne pas mériter un coeur comme le vôtre.
VALERE.
Pour moi, je mets ma gloire & mon bien souverain
A la pouvoir, Monsieur, tenir de vostre main.
ARISTE.
Mon frere, doucement il faut boire la chose:
D’une telle action vos procédés sont cause;
Et je vois vostre sort malheureux à ce point,
Que, vous sachant dupé, l’on ne vous plaindra point.
LISETTE.
Par ma foi, je lui sais bon gré de cette affaire,
Et ce prix de ses soins est un trait exemplaire.
LEONOR.
Je ne sais si ce trait se doit faire estimer;
Mais je sais bien qu’au moins je ne le puis blâmer.
ERGASTE.
Au sort d’estre cocu son ascendant l’expose,
Et ne l’estre qu’en herbe est pour lui douce chose.
SGANARELLE.
Non, je ne puis sortir de mon étonnement;
Cette ruse d’enfer confond mon jugement;
Et je ne pense pas que Satan en personne
Puisse estre si méchant qu’une telle friponne.
J’aurais pour elle au feu mis la main que voilà:
Malheureux qui se fie à femme après cela!
La meilleure est toujours en malice féconde;
C’est un sexe engendré pour damner tout le monde.
Je renonce à jamais à ce sexe trompeur,
Et je le donne tout au diable de bon coeur.
ERGASTE.
Bon.
ARISTE.
Allons tous chez moi. Venez, Seigneur Valère.
Nous tâcherons demain d’apaiser sa colère.
LISETTE.
Vous, si vous connaissez des maris loups-garous,
Envoyez-les au moins à l’école chez nous.

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